Les travaux en cours de la trémie achèveront de tourner définitivement une page de son histoire. Les moteurs des engins ne cessent de vrombir à longueur de journée. L'un d'eux s'enfonce dans la terre fraîche. Il a beaucoup plu ces derniers jours. Elle fond comme une motte de beurre. Le tracé est parfait. Il ressemble à une entaille faite dans de la chair. La terre est d'un rouge éclatant. La couleur du sang. La nouvelle configuration du trafic routier se dessine. Amar Ghoul, le virevoltant ministre des Travaux publics, a donné des instructions draconiennes. La trémie doit être fonctionnelle dans le courant du 1er trimestre 2008. Elle devrait soulager les bouchons infernaux qui caractérisent Bir Mourad Raïs. Le quotidien des riverains est devenu insupportable, mais pour d'autres raisons cependant. La réalisation de la trémie n'a rien à voir. Elle pourrait même l'améliorer. La concentration humaine se trouverait sensiblement réduite avec le déplacement des arrêts d'autobus et la disparition de la station de taxis clandestins. «L'air» y serait plus respirable. Grandeur et décadence C'est dans l'anarchie et l'ignorance que prospèrent la sous-culture, la délinquance et les convoitises. Sans rendre le tableau encore plus noir, on peut dire que c'est le destin qui a été réservé à la Côte. Un havre de paix devenu quartier par la force des choses. Que connaissent les jeunes générations «birmandreissiennes» de l'histoire de leur ville, de la Côte en particulier? Les plans du ministère de l'Habitat et de l'Urbanisme font ressortir l'existence de trois bâtisses, elle remontent aux premières années de la colonisation. La ferme Ruitort dont la construction aurait été achevée en 1864. «Le Beau gîte» propriété de Mme Syntès, le bar qu'elle exploitait était devenu un repère pour les gens de passage. La troisième bâtisse de l'époque coloniale aussi, était constituée de locaux au rez-de-chaussée. Le maître des lieux, Juan, faisait dans l'exportation des fruits et légumes. Ils y étaient lavés, rincés calibrés puis acheminés vers l'ancienne métropole française et les marchés locaux. Les magasins ont aujourd'hui changé d'activité. Un tôlier s'y est installé. Mais il n'y a pas que l'architecture urbanistique qui a changé. La ferme Ruitort et les propriétés environnantes formaient un écosystème savamment entretenu. Un équilibre parfait entre l'homme et une flore typiquement méditerranéenne. Des oliviers, des figuiers, des amandiers, des mûriers, des caroubiers, des orangers, des pruniers...Un cadre idéal où évoluaient plusieurs espèces d'oiseaux. Le chardonneret, l'oiseau-roi, le moineau, le rouge-gorge...mais aussi l'étourneau et le pigeon. Un image idyllique entre la nature et l'humain. Entre une terre amoureusement et jalousement entretenue. Elle le rendait au centuple, cette mère nourricière. On ne peut éprouver que de la nostalgie, de la tristesse devant la défiguration, la mutilation et la clochardisation de lieux paradisiaques qui nous ont vu grandir. Une enfance heureuse. Une insouciance sans limites. Comme ces espaces de liberté. Nous étions comme de jeunes lionceaux qui exploraient leur territoire. Un apprentissage idéal de la vie. Une structuration de soi. Ecouter la mélodie des oiseaux et le sifflement des feuilles d'arbre que fait chanter le vent. Le bruit que fait la pluie, qui martèle délicatement les tuiles rouges des maisons, finit par bercer nos nuits. Ce petit bout de terre, de quelques hectares, a vu grandir plus d'un enfant. Il a nourri généreusement des générations d'hommes et de femmes, avant d'être définitivement enseveli sous le béton. Il recèle encore et certainement des richesses enfouies, peut-être à jamais, dans ses entrailles, puis a surgi l'impensable. Un confluent dont l'itinéraire favori est la route à grande vitesse qui va vers l'Ouest, Blida, Boufarik, Aïn Defla, Khemis Miliana...dont la Côte est devenu un point névralgique. Une station de taxis clandestins s'y est ancrée. Plus un bout de trottoir n'existe. Les piétons circulent au beau milieu de la Route nationale n°1. Un gardien de parking, casquette en cuir vissée sur la tête, règne en maître absolu sur cette portion de territoire de quelques mètres carrés. Il impose sa loi à tout automobiliste qui veut y garer sa voiture. Des commerces ont vu le jour. Ils sont florissants. Une pizzeria, un café-restaurant, 2 taxiphones et un magasin d'alimentation générale font partie de la nouvelle carte postale des lieux. Non loin, un égout, sous les «vestiges» d'un vieux mûrier, dégage en permanence des odeurs nauséabondes. C'est le début de la révolution agraire qui marquera un tournant décisif dans la douloureuse métamorphose de ce lieu paradisiaque. Une lente agonie qui clochardisera un quartier né par la volonté des hommes. Cela se fera de manière progressive mais irréversible. Je garde encore en mémoire l'image de ma grande-mère. Une véritable matrone berbère. Une Mama. Après plus d'un demi-siècle de résidence à Alger, elle avait gardé son accent. Venu tout droit des montagnes kabyles. Elle menait de main de maître sa petite famille (5 garçons). Même mariés, ils demeuraient sous sa coupe. Elle avait perdu son mari, l'hiver 1958. C'était mon grand-père paternel. Elle a fait face aux aléas de la vie. Elle était digne et fière. Une lionne crainte et respectée même par les hommes. Elle faisait preuve d'un courage exemplaire. Une nouvelle occasion allait s'offrir à elle pour le démontrer. Les terres agricoles abandonnées qu'exploitaient les Algériens après avoir conclu des transactions en bonne et due forme avec leurs anciens propriétaires. Des expropriations qui cachaient mal leur nom et attisaient bien des convoitises. C'est le cas de la ferme Ruitort. La Côte allait subir sa première agression. L'opération a commencé de manière inopinée. Sans crier gare. Une opération «coup -de-poing» digne d'une descente de police. Ma grand-mère courait vers le tracteur qui défonçait les barrières de la propriété. Il emportait tout sur son passage. Ma grand-mère gesticulait comme une folle. Elle tentait de faire un rempart avec son corps, ses bras. Sans succès. Elle voulait protéger les carrés de légumes qu'elle avait plantés et délicatement entretenus. Des oignons, des carottes, des navets, de la salade... Elle arrachait à tour de bras. Le coup de grâce Elle faisait tout son possible pour sauver ce qui pouvait l'être. Elle entassait tout dans sa robe kabyle qui éclatait, sous un soleil couchant, de mille feux par ses couleurs chatoyantes. Le mastodonte redoublait de férocité. Il avançait triomphant. Il ne manquait plus à celui qui était chargé de cette besogne, que de brandir le poing. De faire le signe de la victoire. Il écrasait tout sur son passage. Les arbres fruitiers, qui ont fait la réputation de ce qu'on appelait jadis la campagne, furent déracinés. Des orangers, mandariniers, pêchers, pruniers, cognassiers, amandiers, néfliers, passèrent de vie à trépas. Cela s'est passé à 7km du coeur de la capitale. L'arrière-pays algérois venait de subir ses premières mutilations. Combien de drames de ce genre auraient pu être évités? Des traumatismes dont les séquelles ont heureusement disparu. Des repères qui ont structuré des générations d'hommes et de femmes ont été ébranlés, effacés. Des décisions politiques que l'on aurait pu éviter. L'Algérie risque de les payer cash, aujourd'hui. Des terres agricoles qui ont permis d'exporter fruits et légumes vers la France particulièrement ont disparu. Elles ont cédé la place à du béton, des villas et de l'habitat précaire. Une anarchie urbanistique au visage hideux. Des signes extérieurs de richesse affichés sans complexe. Des fortunes aux origines obscures. Au pays des miracles, tout est possible. La première famille à s'être installée sur les terres de la propriété est arrivée vers la fin des années 60. En pleine révolution agraire. Les terres nationalisées avaient besoin de bras. L'exode rural étant passé par là, pour le reste, l'histoire s'en chargera. L'origine de ce premier flux migratoire reste presque un mystère. Il se revendique de l'arrière-pays jijélien. Des gens qui n'ont curieusement jamais manifesté la moindre nostalgie pour la région qui les a vus naître et partir. Ne serait-ce que pour des vacances. Ils avaient commencé par squatter un hangar du domaine agricole. De fil en aiguille, d'autres membres de leurs familles les ont rejoints. Des cousins, dit-on. Une dizaine de familles occupent aujourd'hui le coeur même de l'ancienne ferme Ruitort. Des habitations précaires, en parpaing, ont poussé comme des champignons. A côté de ce qui peut paraître comme une misère sociale, s'affiche une certaine aisance financière. Fruit de petits boulots qui rapportent gros, paraît-il. Vente de cigarettes à la sauvette, gardiennage de parking sauvage... Paradoxes d'une société algérienne livrée au système «D». La chance sourit aux audacieux. Des odeurs nauséabondes, des eaux usées sur le chemin, pourtant fraîchement goudronné. Une autre question s'impose: comment ce type d'habitat a pu être raccordé aux réseaux officiels de distribution d'eau et d'électricité? Les services des eaux et de la Sonelgaz ne pouvaient ignorer cette situation. L'implantation de ce bidonville. Une favela. Une excroissance urbanistique. Un ghetto. Un peu plus haut, une dizaine de sapins résistent au temps. Ils ont miraculeusement échappé au massacre. Pour combien de temps encore? Une relique d'une flore centenaire qui porte l'empreinte d'une époque à jamais révolue. Nous sommes sur un monticule de terre. Nous surplombons cette plaie cachée. Notre photographe n'en croit pas ses yeux. «Je n'aurais jamais pensé que cela pouvait exister à cet endroit», avoue-t-il tout étonné. Son appareil claque à plusieurs reprises. Il a immortalisé ce bidonville de la honte. Caché, à l'abri des regards. Il a prospéré de façon tentaculaire. Une véritable pieuvre. Dans l'illégalité la plus complète. Au vu et au su des pouvoirs publics. Le maire de Bir Mourad Raïs, qui vient d'être réélu, le 29 novembre 2007, est venu y faire sa campagne. On ne promet qu'aux laissés-pour-compte...Leurs voix sont si faciles à être gagnées.