La tension semble suspendue dans l'air. Les slogans inscrits sur les murs perpétuent les cris de colère. C'est un peu plus loin que le bout du monde. Au détour d'un ultime virage, un amas de maisonnettes croulantes sous des tuiles rouges défoncées. Ivre du vertige des hauteurs et de la route escarpée, l'unique minibus entre dans Guenzet abandonnée: accrochée au flanc de la montagne, giflée par le vent charriant tout ce dont dispose la planète de poussière. Guenzet, chef-lieu de daïra dans le nord-ouest de la wilaya de Sétif (80km la séparent de la capitale des Hauts-Plateaux) est vide. Vide de toute âme. Une rue qui descend, une autre qui monte vers des carrés asséchés où tiennent encore quelques oliviers séculaires, c'est cela Guenzet. Il est midi passé, et tout est fermé. Seul l'horrible sifflement du vent impose sa présence. «Ici c'est la frontière», indique l'un des très rares habitants rencontrés. La frontière avec quoi? «Je ne peux même pas vous le dire», ironise t-il pour souligner l'enclavement et l'isolement de cette bourgade. En fait, cette daïra est frontalière avec la wilaya de Bordj Bou Arreridj. Non loin de la wilaya de Béjaïa au nord, cette région est fortement berbérophone. La plaque annonçant «Guenzet» est notamment inscrite en tamazight. Sur les murs à côté d'une mosquée, une peinture grise tente de cacher «Ilyass le martyr, Ulac smah» avec juste en face le sigle tamazight érigé comme une stèle. Illyass Yagoub, 13 ans, a été tué le 20 juin 2001 lors des émeutes qu'a connues Guenzet. Une stèle a été érigée à l'endroit où il est tombé: plaque de marbre et couleurs nationales. A la craie, des mains en furie avaient inscrit: «darak occupant». Il y a moins de dix jours, ce patelin perdu s'est révolté encore une fois en demandant le départ des gendarmes et du chef de daïra. Devant le siège de la gendarmerie, presque jumelé à celui de la daïra, les traces des pneus brûlés sont encore visibles. Le mur de l'enceinte est repeint également en gris pour effacer les slogans mais les mots «Ulac...», «...martyrs» et «...céderons pas» réussissent à capter les regards. Des gendarmes regardent sereinement la télévision dans le seul café quasi vide. Deux autres gambadent dans les rues désertes de Guenzet. «Tout le monde a quitté», indique t-on en poursuivant: «Celui qui a le moindre pécule en profite pour partir ailleurs, à Sétif ou à Alger». Guenzet n'est en fait qu'une étape de transit. La quasi totalité de ses natifs ont «émigré» ailleurs. «Cette bourgade a donné de grands hommes et voyez dans quel état elle croupit», remarque un Sétifien de souche. Mais les derniers évènements ont gravement modifié la configuration démographique de Guenzet. «Les jeunes se sont enfuis de peur d'être arrêtés par les gendarmes», lance une autre source. La tension semble suspendue dans l'air. Les slogans inscrits sur les murs perpétuent les cris de colère: «Ulac l'vote», «Darak assassin», «RND=Harkis», etc. «Il y a eu 19 arrestations dont deux mises sous mandat de dépôt», nous informe-t-on. Ici, il n'y a pas de lycée. Les lycéens de Guenzet traversent quotidiennement les 7 kilomètres jusqu'au village voisin de Dar El Hadj. Même topo pour les qui veulent accoucher. Et pour se soigner, il faut se déplacer à Bougâa, chef-lieu de daïra à 35km. La route est dans le pire des états et l'on n'ose imaginer le calvaire des gens qui l'empruntent en hiver. Sinueuse, perchée sur des hauteurs vertigineuses et exiguës, c'est l'échelle de Richter qui sert de mesure et non le kilomètre à l'heure. Et tout au long du trajet Bougâa-Guenzet, nous n'avons rencontré qu'une seule et unique voiture, une vieille et téméraire 404 bâchée. En plus, le transport desservant cet axe se fait très rare. Et si d'aventure on dépasse 16 heures à Guenzet, il y a de très fortes chances qu'il faille attendre le lendemain pour la quitter. Le village, transformé par la grâce du découpage administratif des années 80 en chef-lieu de daïra, disparaîtra. C'est l'unique certitude du moment!