Réapprendre, redécouvrir la vigilance et l'esprit critique est la voie pour sortir de toutes les impasses. Le monde dominant impose une seule façon de voir et comprendre la vie. On cherche à tout prix à imposer des concepts vides de sens et des normes qui contrarient les autres cultures et savoirs. C'est une guerre totale contre le droit à la différence. En réaction, des mouvements réactionnaires et réactionnels tentent désespérément de résister par le repli et la contrainte. Les peuples et les jeunes en particulier sont désorientés face à tous les chants des sirènes et des loups. Ils ne savent plus qui croire et quoi penser. Dans une perspective marchande, comme pour feindre d'oublier que la vie elle-même est contredite, des caractéristiques du modernisme incluent une recherche éperdue du soi-disant nouveau et un intérêt porté sur les modalités du voir, du lire ou de la perception elle-même, le paraître et les formes fragmentées, plutôt que sur ce qui est perçu ou voilé. Phénoménologie et existentialisme n'ont pas été par hasard des temps forts de la philosophie moderne. Symptôme de ces fuites, un mouvement décalé par rapport à l'objectivité apparente fournie par les narrateurs à la troisième personne tend à se démarquer des discours idéologiques. Refus de la distinction Une confusion dans les genres d'écriture s'installe au point que la poésie semble plus réaliste et la prose plus poétique et les frontières entre cultures et sous-cultures, entre sciences humaines et de la vie s'estompent. En réaction à la confusion et au conformisme dominant, on constate une impuissance de plus en plus évidente des sciences sociales et une folklorisation des cultures. Des réactions d'instinct confus de survie se manifestent aussi dans le refus de la distinction entre permissivité et liberté, entre le haut et le bas, entre «culture universelle» et «culture cosmopolite». L'art moderne et, dit-on, postmoderne favorisent la réflexivité et la prise de conscience, la fragmentation et la discontinuité, l'ambiguïté et la simultanéité, et met en exergue l'intérêt pour le sujet «autonome», déstructuré, décentré, déshumanisé. Des discours, au-delà de ces modernismes, prétendent ne pas se lamenter sur l'idée de perte de sens et de sacré, de la fragmentation, du provisoire ou de l'incohérence, mais bien plutôt célèbrent parfois tout cela. Le monde est-il sans connaissance vraie, sans sens ni sacré? Des courants prétendent que l'art peut créer du sens, ou faire que l'absence, le manque sont le sens, contentons-nous, affirment des post-modernes, de jouer avec l'absurde. Des philosophes pragmatiques analysent cela comme ce qui accompagne les étapes d'évolution du capitalisme. Etape initiale du marché qui émerge au XVIIIe siècle et s'étend jusqu'au XIXe. Cette première phase est associée avec des développements technologiques, le moteur à vapeur, et avec un genre esthétique, le réalisme. La seconde phase est, dit-on, apparue au XIXe siècle, jusqu'au milieu du XXe siècle; cette phase de capitalisme monopolistique est associée avec des moteurs à combustion puis électriques et avec le romantisme. La troisième phase, dans laquelle nous sommes, associée avec les technologies de l'information, est celle d'un capitalisme du cynisme, multinational et consumériste, axé sur la marchandisation et la consommation et non sur les savoirs objectifs et leur production proportionnelle aux besoins. Cette approche définit notre époque comme une formation sociale qui s'inspire d'un ensemble d'idées philosophiques, politiques, sociales et culturelles qui fournissent la base de la recherche du principe directeur: la jouissance à tout prix et la fuite en avant, y compris par la négation de l'autre. Les dérives de la période moderne et ses soubassements totalitaires, comme celles des intégrismes, commencent quand le regard, qui se veut celui de la domination totale, porté sur l'autre est pseudo-savant, inquisiteur et xénophobe. Alors que généralement, l'ère «moderne» est associée avec les lumières européennes qui commence au milieu du XVIIIe siècle, les causes de ses dérives sont rarement interrogées. Certes, les idées des Lumières, de la modernité, sont celles de l'humanisme, mais cela concrètement, a coïncidé avec le début du colonialisme et a fini avec le tombeau de la modernité, le nazisme et le fascisme. Le libéralo-fascisme militaro-économique qui tend aujourd'hui à s'imposer partout, est la continuité de ce mouvement de déshumanisation qui exclut toute forme de différence et de rapport au mystère de l'existence. Un double refus fatal. Tout comme les totalitarismes de l'extrémisme politico-religieux, dans ce contexte, renforcent l'obscur. Sur le plan strictement scientifique, malgré les échecs, les impasses et dérives, les discours dominants prétendent qu'il y a un soi connaissable sans limites, indépendant des mystères, de l'invisible et des traditions spirituelles. Ce soi se connaît lui-même et connaît le monde à travers la raison, ou la rationalité, les sciences dites exactes et technologiques, la seule forme qui serait objective. Le pseudo-mode de connaissance produit par un soi rationnel objectif serait la seule science qui peut fournir des vérités universelles démonstratives. Le savoir produit par la science serait la seule «vérité» et est éternel. La science reste donc le paradigme pour toutes les formes socialement utiles de savoir. La science serait soi-disant neutre et objective. Au même moment, les injustices et la désorientation se multiplient. Les prédicats autoritaires servent à justifier le refus du droit à la différence et l'oubli d'une connaissance profonde. Ils cherchent aussi à expliquer le monopole des pouvoirs, la domination d'une seule logique sur les structures sociales et les institutions, incluant le marché, le sécularisme, le scientisme et la démocratie illusoire. Les sociétés modernes sont de plus en plus formées pour être source d'ignorance, contre tout ce qui est différent, dissident et résistant, la diversité et la pluralité des opinions et postures ne déterminent plus la marche du temps. La différence, notamment celle qui se réfère au droit à penser différemment et au spirituel est perçue et cataloguée comme source de désordre. Echecs, impasses et dérives En conséquence, les sociétés modernes essaient d'établir constamment une opposition entre l'ordre rationnel et le désordre irrationnel, afin de pouvoir asseoir la supériorité de l'ordre coupé du savoir autre que rationaliste, ou, du moins, de tout ce qui peut rouvrir l'horizon. Dans la culture occidentale, le désordre tend à devenir «l'autre», l'invention d'un nouvel ennemi puise dans cette tactique. Cette perception idéologique est imposée dans tous les actes de la vie quotidienne au moyen de la peur et des grands récits, que la culture «occidentale» se raconte à elle-même ou occulte, notamment au sujet des autres savoirs et croyances. Tout comme les sectes religieuses et les mouvements religieux obscurantistes cherchent à nier l'autre, à terroriser et à gommer les différences. La guerre des ignorances est totale, elle est psychologique et multiforme. Un sentiment d'insaisissable, de confusion traverse les esprits. Un malaise profond touche tous les peuples. On pourrait naturellement tenter d'expliquer ou riposter dans la logique des pensées les plus diverses, des monothéismes au marxisme, les prétentions de régenter le monde autrement que par le simple libéralisme. Mais il faudrait surtout, hors de toute visée idéologique, apologétique, et même théorique, s'exercer à les décrire dans une perspective phénoménologique pour en montrer les effets dans l'existence privée comme dans la vie sociale, politique, culturelle. L'air du temps est celui de la décadence et en même temps de l'espérance. Il relève d'un traitement littéraire, comme la recherche d'un ailleurs commun visé par Taha Hussein, l'absurde de Camus, la nausée de Sartre, l'enthousiasme cosmique de Teilhard de Chardin, les héroïsmes tragiques de Malraux, et la poésie de l'Emir Abd El Kader. Notre temps moderne est étrange. Et il va bien plus loin que l'insoutenable légèreté de l'autre de Kundera. Tout le monde peut constater que l'humanité n'est plus civilisée, que la violence et les égoïsmes dominent. Si quelqu'un répétait cela trop longtemps, beaucoup de bons apôtres de la propagande de l'ignorance, venus de partout, voudraient immédiatement le détromper et lui expliquer pourquoi il ne peut ni ne doit dire et sentir ce qu'il sent et pense: et pourtant, cela, tout le monde le sent. Le peuple qui n'est pas dupe et ses gouvernants incompétents, sont séparés par des abîmes. Ce qui est étrange, c'est que ce qui provoque ce sentiment de déception n'est pas le contenu des seuls paroles ou écrits, ni même, comme le croyait Mac Luhan, les seuls médias, mais plutôt un climat général soumis aux marchands, à l'ignorance et aux mensonges. Serait-ce là cet «anthropologique», ce «fondamental» que le beau tempérament méditerranénn et visionnaire d'Ibn Khaldoun constatait comme processus de décadence, ou ce que Jacques Berque voulait si plein et qui serait en réalité si vide, si angoissant, si décourageant que la pseudo-modernité impose? Y aurait-il là quelque chose d'indirectement mystique ou d'indépassable? Peut-être, mais si on le dévoilait trop vite, cette nouvelle lecture, ce nouveau message, que nous ne sommes pas dans la société du savoir, mais de l'ignorance, serait immédiatement avalée par ce qu'il tente de dépasser. D'où une extrême prudence à observer dans la description d'un phénomène qui pourrait très vite devenir fatal, la guerre de tous contre tous, faute d'une connaissance vraie, d'une éducation sage, de valeurs ouvertes. Réapprendre, redécouvrir la vigilance et l'esprit critique est la voie pour sortir de toutes les impasses et bâtir un vivre-ensemble qui n'évacue pas les conflits et la différence, mais les assume pour les réguler. (*) Professeur des Universités www.mustapha-cherif.com