Il n'est pas impossible de faire jaillir un projet de société cohérent et singulier. Cela suppose une démocratisation des mécanismes politiques, et des programmes scolaires, éducatifs et universitaires qui tiennent compte des références spécifiques et des normes ouvertes de notre culture. Depuis la chute du mur de Berlin, en 1989, le discours sur la fin des idéologies, le triomphe du libéralisme et l'absence d'alternative domine. Pourtant, même si personne ne peut évidemment regretter le collectivisme et les pratiques bureaucratiques, voire totalitaires, vingt ans après, il est clair, que le système mondial actuel ne fonctionne pas. La déception est grande à tous les niveaux. Les relations internationales se fondent, en ce début de XXIe siècle, sur la loi du plus fort, la tentative d'hégémonie et la crise des institutions internationales et régionales, notamment à cause de la politique du deux poids, deux mesures. Sur le plan des valeurs, la confusion, la désorientation et les désignifications du monde s'accentuent. La récession sur le plan économique est de plus en plus visible. Jamais les inégalités et les disparités n'ont été aussi grandes. Le fossé entre le Nord et le Sud s'agrandit. Au sein même des pays dits riches, des pans entiers de groupes sociaux sont frappés par la pauvreté. Les populations sont désespérées Dans tous les pays, en particulier en voie de développement, la récession commence à faire des ravages. Les produits de première nécessité, blé, riz, maïs, lait, huile deviennent presque inaccessibles. La flambée spéculative du coût des matières premières agricoles se répercute sur le prix des denrées alimentaires de base. Elle provoque des tensions sociales dans les pays pauvres, en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud. Le chômage, plaie du libéralisme sauvage, touche gravement un citoyen sur quatre, parfois un sur deux et plus dans les territoires en conflit ou instables. Un pays sur trois dans le monde, et plus encore, pour ceux, comme les pays arabes, où la bonne gouvernance est faible, vont connaître des troubles politiques et sociaux liés à la misère et à l'augmentation des prix, qui se répercutent sur les autres matières. Les populations les plus pauvres sont désespérées et les citoyens du monde entier commencent, en majorité, à connaître la précarité de l'emploi. La moyenne des suicides dans les pays dits riches et développés, selon les statistiques internationales, est de 20 personnes par an sur cent mille habitants, dix fois plus que dans les pays musulmans. Pourtant, la production des richesses et les prodigieux progrès technologiques du Nord y sont aussi spectaculaires. L'émergence du thème du développement durable semble une alternative pour tenter d'atténuer les problèmes, mais elle est remise en cause et incomprise. Elle est surtout liée à l'inquiétude des pays du Nord face aux dommages environnementaux provoqués par leur croissance à partir des années 1970. Elle est une notion apparue au Nord, qui a émergé dans les arènes internationales à la faveur d'une configuration des rapports de force entre acteurs Nord-Sud de la scène internationale. Au départ, cette notion semblait éloignée des questions traditionnelles du développement. Pourtant, les questions de la durabilité du développement et de la reproduction des conditions sociales et environnementales ont été, dès le départ inhérentes à l'économie du développement. Parler de durabilité du développement semble un pléonasme, cela signifie que le modèle de développement dominant fondé sur la société de consommation n'est pas satisfaisant. Le consensus international autour des objectifs ONU de développement du millénaire conduit, dans le temps de la montée en puissance du développement durable, à la mise en avant de l'objectif n°1: la réduction de moitié de la pauvreté d'ici 2015. Mais cet objectif ne sera pas atteint; d'autant que la relation entre développement durable et réduction de la pauvreté n'est pas posée comme un principe guidant les politiques économiques et la recherche d'un autre projet de société. Il est étonnant, à cet égard, que les cadres stratégiques de réduction de la pauvreté définis dans le cadre de l'initiative «pays pauvres très endettés» ne font pas référence au développement durable. Dans ce contexte, la référence à la mondialisation sert à justifier des choix ou à couvrir des renoncements. Le modèle dominant est en crise Entre mondialisation économique et diffusion des nouvelles technologies de l'information et de communication, fondées sur la concentration des pouvoirs et des richesses, la région du Sud de la planète connaît depuis vingt ans des mutations négatives qui en font un espace expérimental passif qui subit ou singe souvent des pratiques inhumaines. Comment peut-on continuer à subir, à imiter et à se taire au moment où le modèle dominant est en crise? Chercher, par exemple, à entrer dans une division internationale des tâches de production abstraite (économie de l'information), est légitime, mais il est requis d'évaluer les conséquences sur la répartition des richesses, les conséquences sur l'identité et la sécurité nationales. L'essor d'une classe moyenne enrichie et d'une élite économique encourage une convergence d'intérêts pour promouvoir un mode de développement équilibré. Mais sans bonne gouvernance, les classes moyennes, base de tout développement, sont laminées. On observe une absence de vision, de prospectives, tout un chacun navigue à vue. Les échanges économiques mondiaux, malgré ce qu'on appelle le phénomène de délocalisation, montrent un acharnement à se concentrer dans quelques grandes régions du monde (Amérique du Nord, Europe, Japon, c'est-à-dire la Triade, élargie à certains pays d'Asie du Sud-Est, à l'Inde, à Israël et à quelques rares pays d'Amérique du Sud), et au sein de ces régions, dans quelques métropoles privilégiées. La mondialisation de l'économie n'est pas l'égalité, c'est au contraire l'accélération de l'insécurité, d'une tectonique où des sommets, un peu plus nombreux à mesure que de nouvelles métropoles intègrent les échanges internationaux, continuent de s'élever et des déserts immenses de pauvreté ou de champs où se déversent des produits de mauvaise qualité ou nocifs à la santé. Les grandes régions urbaines mondialisées ou en cours de mondialisation sont autant de noeuds qui concentrent les flux de capitaux, d'information, de savoirs et de richesse, constituant une économie d'archipel organisée en un réseau de citadelles. Les interdépendances entre les mutations spatiales, économiques et sociales profitent aux détenteurs du savoir, du savoir-faire et des capitaux. Les recompositions traduisent une nouvelle division injuste des tâches de production intellectuelle mises en place par les multinationales qui s'efforcent de bénéficier d'une main-d'oeuvre moins coûteuse, tout en protégeant ses monopoles, ses brevets et labels. Soucieux de valoriser la main-d'oeuvre qu'ils contribuent à fournir, les pouvoirs publics nationaux recherchent les investissements étrangers par la mutation de l'environnement réglementaire notamment. Cependant, les multinationales s'intéressent principalement à l'énergie et aux marchés porteurs et accentuent notre dépendance. Les conséquences politiques, économiques et sociologiques sont nombreuses. La structure productive n'est que partiellement transformée, elle reste limitée, liée au savoir-faire et à la technologie importée. L'arrivée d'une richesse à sens unique et spéculatif affecte le fonctionnement des pays pauvres, avivant par exemple des logiques de concurrence foncière qui contribuent à déstabiliser le tissu social. L'économie régionale, l'environnement et les liens sociaux des populations sont affectés. Les citoyens sont écrasés par un système qui ne répartit pas la richesse à bon escient, qui ne tient pas compte des valeurs morales, de la justice sociale, même s'il est logique de libérer les énergies productrices et la libre entreprise. On peut, à ce titre, émettre des réserves sur ce qui est proposé comme un modèle de développement par l'Occident. Certes, il y a des emplois induits nouveaux et un essor des infrastructures, mais dans le contexte de pauvreté, ils entretiennent plus la pompe aspirante sur les campagnes et les autres régions urbaines en marge qu'ils ne résorbent la misère. Ce «modèle» sert ceux qui bénéficient déjà des retombées économiques de la participation à la mondialisation économique ambivalente. Il justifie l'implication d'une élite bureaucratique, économique et financière dans la gestion, et non la participation des citoyens, dans la manière dont la société et la ville sont conçues, planifiées et représentées. L'entrée en position de faiblesse, faute de démocratie, dans la mondialisation économique se soldera à terme par une transformation profonde et réductrice du rapport de force sur la scène politique, de l'identité et de la souveraineté, déjà bien en mal. Dans les pays arabes, faute de transparence, la place des pouvoirs publics en général est questionnée dans ses compétences à assurer la gestion du devenir, la légitimité étant un mirage. Les citoyens du Nord ont intégré les enjeux du développement durable, particulièrement ceux concernant l'environnement et le réchauffement climatique et les enjeux de la participation de la société civile. Ces comportements sont en progrès bien qu'ils soient plus guidés par la nécessité que par la conviction. Reste aux sociétés du Sud à tenir compte de ces soucis; à assumer les aspects universels du progrès, sciences et techniques, management des ressources humaines, méthodes et organisations objectives et efficientes des biens, tout en veillant à tenir compte des dimensions de justice, de sens et d'éthique. C'est là où la difficulté est grande, mais il n'est pas impossible de faire jaillir un projet de société cohérent et singulier. A la base, cela suppose une démocratisation des mécanismes politiques, et des programmes scolaires, éducatifs et universitaires qui tiennent compte des références spécifiques et des normes ouvertes de notre culture. On ne peut pas se laisser enfermer par la dilution, le suivisme et la dépersonnalisation d'un côté ou le passéisme et le repli de l'autre côté. Nul ne peut échapper aux règles de notre temps, économie de marché, société du savoir, autonomie de l'individu, mais c'est un devoir de les harmoniser et de corriger leurs dérives, pour contribuer à l'émergence d'un sens du vivre en commun et d'un nouveau modèle qui font défaut. (*) Professeur des Universités www.mustapha-cherif.com