«L´égoïsme tranquille des libéraux est certes un moindre mal si on le compare à la volonté de puissance déchaînée des fanatiques du Bien. Mais une société égalitaire, solidaire et amicale, qui inviterait les hommes à donner le meilleur d´eux-mêmes, me paraît toujours moralement supérieure et infiniment plus désirable.» Mohammed Yunus, prix Nobel de la Paix Vers un nouveau capitalisme. C´est le titre du dernier livre de Muhammad Yunus, l´inventeur du micro-crédit et prix Nobel de la Paix 2006.(1) Il y aurait beaucoup à dire sur cet ouvrage riche et foisonnant, qui est à la fois un plaidoyer ambitieux et convaincant pour le développement des "social business", mais aussi une sorte de point d´étape d´une aventure collective exceptionnelle. "Vers un nouveau capitalisme".(2) Bref flash-back sur la carrière de Mohammed Yunus. Né en 1940, ce fils de bijoutier a inventé un nouveau système économique. C´est un révolutionnaire...homéopathique qui picore dans le système (le capitalisme, le logiciel omnipotent de l´économie) pour tenter d´y trouver des remèdes (une nouvelle donne sociale). Une sorte de passeur et de dynamiteur. Passeur, il a fait comprendre qu´être pauvre n´était pas incompatible avec le fait de savoir gérer de l´argent. Dynamiteur, il accepte que le développement passe par la loi du marché. Mohammed Yunus a un mot pour se définir: "Le prêteur d´espoir".(3) Diplôme en poche, il crée une entreprise pour ses parents, dégote une bourse et s´envole aux Etats-Unis pour passer un diplôme de troisième cycle. De 1965 à 1969, il y apprend l´économie du développement. Et devient professeur à l´université du Tennessee en 1970. Un événement va changer sa trajectoire. En 1971, le Pakistan oriental fait sécession et devient le Bangladesh. Mais la famine tue près de 1,5 million de personnes. Il dit: "Toutes les belles théories que j´enseignais, les mérites du crédit, les vertus de l´économie de marché, la force de la libre entreprise, ont littéralement volé en éclats par ce que j´ai vu." "Des squelettes vivants." La misère. La désolation. La mort. Yunus part alors "sur le terrain". A Jobra, un petit village. Là, il découvre que les femmes sont victimes d´un cercle vicieux: "Jugées insolvables, elles empruntent au jour le jour aux usuriers, qui prêtent des sommes dérisoires à des taux d´intérêt démesurés et qui tiennent les pauvres." «Remboursez quand vous pourrez» L´homme a ouvert une brèche dans ce qu´il appelle "l´apartheid bancaire", a commencé en n´ayant "pas la moindre idée du métier de banquier". En 1976, Yunus décide de prêter 27 dollars à 42 femmes parmi les plus pauvres. "Pour vivre, développer un projet, acheter des outils pour faire de la cordonnerie." Pourquoi? "Parce que le simple fait qu´elles soient vivantes était la preuve de leur formidable capacité de survie." Il leur assure: "Je vous les prête, avec intérêt, et vous me les rembourserez quand vous pourrez. Mais vous êtes collectivement responsables de chacune d´entre vous." Il a débloqué près de 6 milliards de dollars de microfinances et aidé plus de 6 millions de personnes; le voici déjà passé à la postérité comme "banquier des pauvres " "La pauvreté n´a rien à voir avec une société humaine civilisée; elle est à ranger au musée." L´évidence ne s´impose visiblement pas, et le musée de la pauvreté, à ciel ouvert, ne s´est jamais aussi bien porté... Avec des étudiants, il étend son programme dans des villages voisins, puis crée, en 1983, sa propre banque: la Grameen Bank. Grameen? "Village" ou "rural", en bengali. Aujourd´hui, elle est détenue à 90% par ses emprunteurs, et 10% reviennent au gouvernement. Ses prêts sont remboursés à plus de 98%, et 97% des emprunteurs sont des femmes ("Elles sont plus responsables que les hommes; et leurs revenus profitent à toute la famille", dit Yunus). La Grameen Bank travaille pour plus de 50 000 villages, et son concept a essaimé dans une centaine de pays. Pour lui, l´assistanat est à éliminer: "Le système de protection sociale a fini par enfermer les gens dans un zoo humain, votre système d´assistance a fini par institutionnaliser un système de charité", confiait-il à Libération en 2000. "Si vous enfermez des oiseaux dans une cage, vous prenez un risque. Le jour où vous décidez d´ouvrir les portes de cette prison, il n´est pas certain qu´ils s´envolent." Pour Jacques Attali: "Yunus bouleverse les frontières traditionnelles: lutter depuis trente ans contre la pauvreté est radicalement de gauche; faire rentrer ces pauvres dans l´économie de marché est radicalement de droite." M.Yunus est un ardent défenseur du capitalisme et du marché: il y voit une source de dynamisme, d´efficacité, de liberté, de créativité, d´innovation pouvant permettre aux pauvres de se réapproprier leur destin et de développer leur niveau de vie et celui de leurs familles. Mais il est en même temps très lucide sur les conséquences sociales et écologiques du système économique actuel: aggravation des inégalités, périls écologiques, exclusion sociale au Sud comme au Nord,...Il se prononce donc assez classiquement pour un libéralisme régulé, mais il formule aussi une critique très intéressante de la logique actuelle de fonctionnement du capitalisme Dans son dernier ouvrage, il écrit: "Le capitalisme a une vue étroite de la nature humaine: il suppose que les hommes sont des êtres unidimensionnels qui recherchent exclusivement la maximisation du profit. (...) La théorie du libre marché souffre d´une défaillance de conceptualisation, d´une incapacité à saisir l´essence même de l´humain.(...)" "Notre théorie économique, poursuit-il, a créé un monde unidimensionnel peuplé par ceux qui se consacrent au jeu de la concurrence et pour qui la victoire ne se mesure qu´à l´aune du profit...Et le monde d´aujourd´hui est si fasciné par le succès du capitalisme qu´il n´ose pas mettre en doute le système sous-jacent à la théorie économique. La réalité est néanmoins très différente de la théorie. Les individus ne sont pas des entités unidimensionnelles; ils sont passionnément multidimensionnels. Leurs émotions, leurs croyances, leurs priorités, leurs motifs peuvent être comparés aux millions de nuances que sont susceptibles de produire les trois couleurs primaires. (...) Le succès de la Grameen Bank s´est appuyé sur la volonté de reconnaître et d´honorer les motivations dépassant le cadre économique. Les être humains ne sont pas simplement des travailleurs, des consommateurs, ou même des entrepreneurs. Ce sont aussi des parents, des enfants, des amis, des voisins et des citoyens. Ils s´inquiètent pour leur famille. Ils se soucient de leur communauté. Ils se préoccupent beaucoup de leur réputation et de leurs relations avec les autres. Pour les banquiers classiques, ces questions humaines n´existent pas. Mais elles sont au coeur de ce qu´entreprend la Grameen Bank." La vision de Yunus de la pauvreté est aussi logiquement multidimensionnelle et ne se limite pas à une vision strictement économique. Pour définir la pauvreté, la Grameen Bank (GB) a établi une liste de 12 critères qui portent sur le niveau de revenu mais aussi sur les conditions de logement, d´alimentation, d´éducation ou de santé. Il va plus loin que les indicateurs en vigueur au Pnud (le PIB. Et l´IDH proposé par un autre prix Nobel indien, Amartya Sen). Encore que depuis quelque temps, on parle aussi du "Bonheur Intérieur Brut" qui rejoint, d´une certaine façon, l´autre dimension revendiquée par Mohammed Yunus. Ainsi, pour Yunus, le capitalisme tel qu´il fonctionne aujourd´hui ne sait absolument pas répondre aux problèmes sociaux et écologiques actuels. Il propose d´utiliser les vertus du marché (efficacité, dynamisme, innovation, développement...) pour l´appliquer à la résolution des problèmes sociaux et écologiques persistants. C´est ce qu´il appelle les "social business". M.Yunus définit les "social business" (SB) comme des entreprises ayant des objectifs sociaux ou écologiques. Il en distingue deux types: celles qui appartiennent à des investisseurs ou propriétaires, mais à qui elles ne reversent rien au-delà du remboursement de leur mise initiale (pas de dividendes). Les profits sont réinvestis dans le projet. Les investisseurs sont donc ici motivés par l´impact social, non par la maximisation du profit. C´est le cas par exemple de Grameen Danone, joint-venture monté entre les deux entreprises pour " réduire la pauvreté grâce à un modèle économique de proximité permettant d´apporter quotidiennement des éléments nutritifs aux pauvres ". Celles qui appartiennent aux pauvres, à qui elles s´adressent. Le bénéfice social vient ici du mode d´appartenance. Les dividendes peuvent être versés aux propriétaires (les pauvres). La GB en est un exemple. Dans le livre, M.Yunus retrace aussi l´incroyable histoire de cette entreprise, née il y a près de trente ans dans le village de Jobra et à l´origine du " micro-crédit " qui touche, aujourd´hui, plus de 100 millions de personnes dans le monde. A partir de l´expérience de la GB, Yunus et ses équipes ont lancé plus de vingt nouvelles SB (dont certaines sont décrites dans le livre), dans des domaines très variés: élevage de poissons et de bétail, agriculture, alimentation, santé, éducation, textile, énergies renouvelables, finance, high-tech, télécom, Internet...avec à chaque fois un impact social significatif. M.Yunus appelle également de ses voeux la création d´un véritable écosystème économique des SB: avec un " Social Wall Street Journal ", un " Dow Jones Social ", une Bourse sociale, des fonds d´investissement et autres outils de financements dédiés; des comptabilités, indicateurs, évaluations, contrôles, certifications spécifiques...Bref, tout ce que l´on trouve dans le business "classique", à la différence majeure que la mesure de la réussite n´est pas la maximisation du profit mais celle du bénéfice social. Il dresse un véritable réquisitoire contre la maximisation du profit: " Les entreprises des pays développés maximisent leurs profits, les ressources sont gaspillées, l´environnement est pillé et les générations futures doivent s´attendre à un avenir morose. A mesure que la philosophie capitaliste se répand, les nations en développement connaissent une croissance de leurs propres classes d´hommes d´affaires qui s´emploient à maximiser leurs profits, tout comme le font leurs modèles d´Amérique du Nord et d´Europe. Il en résulte que des centaines de milliers de personnes sont malades et meurent prématurément à cause de la pollution, et que le problème du changement climatique s´approche rapidement du point de non-retour. (...) Lorsque le profit est la seule priorité, nous oublions l´environnement, la santé publique et la soutenabilité de la croissance. Une seule question nous semble légitime: comment acheter et vendre plus de biens et comment réaliser un taux de profit supérieur à celui de l´année dernière? Que ces biens soient vraiment nécessaires et bénéfiques aux individus est considéré comme hors de propos." Ce qui est admirable chez Yunus, c´est son inclinaison constante, et même son obsession, à toujours chercher à révéler et exprimer le meilleur des gens, qu´ils soient pauvres, riches, grandes entreprises, pouvoirs publics, banquiers...et qui plus est, à l´exprimer de manière concrète, dans l´action, dans l´initiative, dans la création. M.Yunus croit en l´Homme et le prouve " L´un des traits les plus solidement ancrés chez les êtres humains consiste à vouloir faire du bien à d´autres gens. C´est un aspect de la nature humaine que le monde des affaires ignore complètement. Le social-business satisfait cette aspiration: c´est ce que les gens trouvent enthousiasmant ". Ce regard humaniste est particulièrement affirmé quand il est porté sur les pauvres: " Je vois les pauvres comme des bonsaïs. Quand on plante les meilleures semences du plus grand des arbres dans un pot de quinze centimètres de profondeur, on obtient une réplique parfaite de cet arbre - mais elle n´est haute que de quelques centimètres. Il n´y a rien de mauvais dans les semences: c´est le sol dans lequel elles ont été plantées qui pose problème. Les pauvres sont des hommes-bonsaïs. Rien dans leur origine ne pose problème. Mais la société ne leur a jamais donné ce dont ils avaient besoin pour grandir. Pour sortir de la pauvreté, les pauvres n´ont besoin que d´un environnement favorable. Lorsqu´ils seront autorisés à libérer leur énergie et leur créativité, la pauvreté disparaîtra très vite. (...)Le microcrédit allume le moteur économique des individus rejetés par la société." 100 millions de clients Cette propension à faire le bien et à chercher inlassablement ce qu´il y a de bien et de noble dans la nature humaine lui est, peut-être, offerte par sa religion. Le comité Nobel ne s´est pas trompé en 2006 en attribuant le prix Nobel de la Paix à celui qui ramène...la paix sociale. A l´heure où les inégalités entre pays et à l´intérieur des pays explosent, elle consacre conjointement Yunus, le "prophète" du microcrédit, et sa création: la Grameen Bank. "Une paix durable ne peut pas être obtenue sans qu´une partie importante de la population trouve les moyens de sortir de la pauvreté", justifie le comité Nobel norvégien. Le Nobel conquis par le microcrédit "Eliminer la pauvreté dans le monde, reconnaît le comité Nobel norvégien, [...] ne peut être concrétisé avec comme seul outil le microcrédit."..(4) Plus de 100 millions de personnes, en majorité des femmes, bénéficient de ces prêts dans le monde. Selon un rapport de la Banque mondiale, 3264 institutions de microcrédits desservaient près de 100 millions de clients dans le monde. Moyenne des prêts: autour de 200 dollars, en grande majorité accordés à des femmes. L´Asie, d´où est parti le mouvement avec Mohammed Yunus, totalise plus de 80% des comptes ouverts...Et la France? 6740 microcrédits, 7000 précaires ont retrouvé un emploi l´an passé. "Au total, depuis 1989, 35.000 entreprises, générant 42.000 emplois ont été créées, grâce à plus de 41.000 crédits, déclare Marie Nowak, de l´Adie (Association pour le droit à l´initiative économique). Que fait-on en Algérie dans ce domaine pour les jeunes? Est-ce que les sommes distribuées par le département de la Solidarité participent de la même démarche où est-ce de l´assistanat ad vitam aeternam? Mao Tsé Toung disait qu´ " au lieu de donner un poisson à quelqu´un, il faut lui apprendre à pêcher ". Sans doute, faudrait-il revoir fondamentalement ce saupoudrage pour le rendre efficace en dehors de tous critères autres que ceux de la compétence, du dynamisme et de la volonté réelle de s´en sortir. A ce titre, les milliers de diplômés doivent être concernés. (*) Ecole nationale polytechnique 1.Mohammed Yunus: Vers un nouveau capitalisme. Paris. Mai 2008 2.Auteur 34.865: Vers un nouveau capitalisme: Agoravox 17 mai 2008 3..Christian Losson: Mohammed Yunus, "Prêteur d´espoir" Libération.fr.14 octobre 2006. 4.Christian Losson. Le Nobel conquis par le microcrédit. Libération. 14 octobre 2006