Peut-on tolérer l'intolérable ? Siège de dilemmes moraux complexes et par trop embrouillés, la question de la tolérance connaît depuis quelques années un regain d'intérêt de plus en plus vif. En témoigne le nombre grandissant de colloques, d'ouvrages et d'articles de revues qui lui est consacré, tout particulièrement de la part des spécialistes de philosophie morale et politique. Les raisons de cet engouement intellectuel pour l'examen critique d'une question débattue antérieurement aux siècles des Lumières sont connues ; elles ont partie liée avec les enjeux, nouveaux, posés par les bouleversements culturels et politiques qui secouent le monde depuis quelques décennies : féminisme, immigration, homosexuels, génocides, guerres civiles, terrorisme religieux, « choc des civilisations », etc. En France, la question se pose avec une rare acuité depuis la montée de l'Islam en son sein : faut-il, au nom de la liberté de conscience, tolérer le voile islamique à l'école de la République ? La polémique soulevée par l'exclusion de deux lycéennes voilées a vu s'affronter deux principes censément fondateurs de la société française : la liberté et la tolérance. L'« affaire du foulard » a posé un dilemme éthique particulièrement épineux : qu'est-ce qui est plus intolérable ? Le port du foulard islamique, signe dans certains cas d'asservissement de la femme, ou l'exclusion des filles voilées des bancs de l'école ? Faut-il au nom de la liberté de conscience sacrifier la neutralité de l'école laïque, pierre angulaire du pacte républicain ? Par-delà la singularité de la laïcité française, le problème, d'essence universelle, a le mérite de nous placer au cœur de notre problématique : quelles sont les limites de la tolérance ? La question des frontières au-delà desquelles s'annule la tolérance est des plus indécises et fécondes qui soient ; elle invite à déplacer le regard vers l'intolérable. La tolérance, on le sait, est par définition un idéal moral, une vertu qui consiste à accepter ce qui est moralement répréhensible. Mais alors jusqu'où doit-on tolérer ? Tolérer un mal absolu - tel l'esclavage ou le génocide - n'est-il pas, dans son principe, aussi condamnable que le fait de le commettre ? Contrairement à une idée répandue par les tenants du relativisme culturel, la tolérance ne signifie nullement la passivité ou l'abandon des principes éthiques. Dans son célèbre Traité sur la tolérance rédigé en 1762 en réaction à la condamnation à mort de Jean Calas par les fanatiques catholiques, Voltaire avait écrit : « Qu'ils commencent pas n'être pas fanatiques pour mériter la tolérance ». Le maître de Ferney a donné là un précieux critère d'appréciation des limites de la tolérance qu'on peut énoncer comme suit : il n'est pas raisonnable de ne pas protéger la tolérance contre ce qui la remet elle-même en cause. En dépit de son âge, la maxime n'a pas pris de rides ; trois siècles après l'« affaire Calas », elle est toujours d'actualité... Cet argument renvoie à celui avancé par Kant à la même époque : « Si nous sommes tolérants en matière de religion, toutes les autres libertés nous seront données par surcroît. » La réciprocité est donc au fondement de la tolérance. Mieux : il n'y a pas de tolérance sans réciprocité. Ce faisant, comment concilier liberté et tolérance ? La liberté de pensée et d'expression peut causer du mal à autrui, comme cela s'est produit tout récemment encore avec l'« affaire des caricatures du Prophète Mohamed ». La tolérance est mise ici à rude épreuve : comment accorder liberté individuelle et interdiction de porter du tort à autrui, pluralisme moral et conformisme culturel ? Quelles évaluations éthiques doit-on faire du mal moral causé à autrui ? Les réponses varieront, selon les systèmes éthiques des sociétés : plus celles-ci sont libérales, moins elles sont conformistes ; plus elles sont théocratiques, moins elles sont tolérantes à l'égard du pluralisme. Dans la conception du libéralisme politique, l'Etat est neutre, il ne privilégie aucune option religieuse : en s'abstenant de souscrire à une conception du bien, il se donne les moyens éthiques d'assurer à ses citoyens l'impartialité et l'universalité de son traitement. Aux antipodes de cette conception politique, l'Etat théocratique se veut le dépositaire de la Vérité révélée et s'octroie le droit d'abhorrer toute opinion divergente, de combattre l'erreur, y compris dans la sphère privée. On l'aura déduit, la notion problématique de tolérance pose en creux une question fondamentale, celle de la « recherche d'un espace éthique commun ».