Longtemps ignorée et considérée comme un épiphénomène, cette violence du verbe donne, aujourd'hui, du fil à retordre à tous les observateurs. «Bourricot!» Un terrible substitut à tous les vocables que souhaitent écouter les écoliers. Des milliers d'entre eux l'entendent comme un coup de tonnerre lorsque leur conduite n'est pas «conforme» aux attentes de leurs professeurs. Ces écoliers qui vivent dans le pétrin ressentent leurs souffrances, sans pouvoir autant le dire. Leur douleur est muette. Témoignage: «Mon enseignant au primaire était un tyran. Brillant que je fus, j'entendais ce mot pratiquement tous les jours.» Tel est l'unique souvenir que garde Meriem de son premier instituteur. Dix ans plus tard, elle est toujours hantée par cette peur bleue. Elle tremble quand elle se souvient de lui. Lui c'est Abdellah, un enseignant ayant déjà une quinzaine d'années d'expérience à son actif. «C'est plutôt un cumul des années dans l'enseignement...», rétorque Meriem qui perd son calme à l'évocation du nom de cet enseignant. Front ridé et plat comme celui d'un Maya et au visage soigneusement rasé, cet enseignant longiligne ne nie pas sa «tyrannie.» Il l'avoue sans gêne. «Ainsi, mes élèves se souviendront de moi», nous dit-il comme si un duel acharné l'oppose à ces chérubins fragiles mais aussi fragilisés. D'autres enfants, à l'instar de Ikram, craignent déjà pour leur avenir et celui de leurs camarades. «Pourquoi on nous traite ainsi?», s'est interrogée la fille de Bab El Oued. Dans quelques années, cet enfant aux yeux interrogateurs pourra répondre elle-même à cette question. De nos jours, elle ne fait que subir les affres d'un choc profond. Sa souffrance se lit dans ses yeux larmoyants Maltraitance, injure... Devant la gravité de ce phénomène préoccupant, les orfèvres en la matière tirent la sonnette d'alarme. Les avis sont identiques. Sollicité par L'Expression, le professeur Mustapha Khiati, président de la Fondation nationale pour la promotion de la recherche scientifique dans le domaine de la santé (Forem), a précisé que ce genre de propos proférés «équivalent une maltraitance.» Ce qui est gravissime, selon lui, est que cette «humiliation est devenue ordinaire dans notre pays, car, durant la tragédie nationale, la société algérienne était confrontée à une violence extrême». D'autre part, maître Noureddine Benissad, secrétaire général de la Ligue algérienne de défense des droits de l'homme (Laddh), considère ce comportement des enseignants comme «une injure juridiquement sanctionnée par le Code pénal». L'enseignant risque-t-il de se retrouver derrière les barreaux en traitant son élève de bourricot ou d'un qualificatif similaire? Marquant une légère pause, Me Benissad reprend la parole. L'instituteur, selon lui, ne risque pas la prison. «Cela dépend de sa bonne ou mauvaise foi», ajoutera-t-il. Si les experts comprennent le comportement négatif des enseignants, certains écoliers ont du mal à expliquer le malheur qui leur arrive. A chaque maltraitance, ils sentent un déluge leur tomber sur la tête. Rencontrée au coeur de la capitale, Nadjet. S, une autre victime ayant boudé l'école dès l'âge de 16 ans, voulait tout dire. L'amère réalité à laquelle elle fait face est si profonde qu'elle n'arrive pas à trouver les mots. Assise sur un banc, la tête entre les mains, elle demeure statique plusieurs minutes durant. «...Pourtant on a rien commis de bestial pour qu'on soit traités d'animaux...», regrette l'adolescente native d'Alger. Elle donne l'impression de vouloir se venger de son instituteur au primaire, qui a fait de son avenir un prolongement d'un passé ténébreux. «Je veux uniquement que cette pratique cesse dans nos écoles», clame-t-elle. Admettant que «c'est toute la société qui est malade», le Pr Khiati enfonce le clou. Il souligne, sans ambages, que cette violence verbale utilisée par les enseignants peut «pousser» l'élève à l'abandon de l'école. L'exemple de Walid, habitant à Beaulieu (El Harrach) en est une illustration. Les faits de la scène remontent à l'année 2006. «Il était un élève moyen qui avait besoin de soutien pour concurrencer les meilleurs éléments de sa classe. Brusquement, ses résultats scolaires se sont dégradés. Ses parents ne savaient à quel saint se vouer. Ce sont ses camarades de classe qui les ont mis au courant en leur avouant que leur fils est quotidiennement traité d'immature, de fainéant...et d'âne», relate Ahlam, la psychologue de Walid. Deux ans plus tard, ce beau garçon ne va plus à l'école. A longueur de journée, il se trouve «scotché» devant l'écran. Il ne prononce le moindre mot que rarement et il a peur de tout le monde. «C'est un crime qu'a commis son enseignant. Walid a actuellement des troubles psychiques alarmants. Dès qu'il voit une craie, une blouse, une trousse, un manuel scolaire de son frère aîné, il tombe en sanglots», ajoutera-t-elle le regret dans l'âme. Ce petit enfant peut-il aujourd'hui rejoindre l'école? «Je l'espère mais...», lâche Ahlam, faisant un geste pour dire que l'état de Walid est si grave qu'il nécessite un suivi quotidien. Que pense cet enfant aujourd'hui à son 11e printemps? «Si je rencontre ce prof, je le tuerai...sans regrets», ne cesse-t-il de répéter pour dire toute sa colère contre son enseignant «irresponsable.» Cette maltraitance menant jusqu'à l'abandon de l'école a des conséquences néfastes. Nombreux parmi ces élèves «obligés de quitter leur établissement», sont devenus des délinquants. Des abonnés de la rue. Chiffres à l'appui, le président de la Forem a affirmé qu'en 2007, les services de sécurité ont enregistré 16 crimes de sang commis par des enfants. Un chiffre auquel les experts ne trouvent aucune explication. Pis encore, 94.000 autres ont été présentés devant la justice pour différents délits, une partie non négligeable parmi eux a fui l'école, car ils étaient, maltraités par leurs enseignants. Longtemps ignorée et considérée comme un épiphénomène, cette violence du verbe donne aujourd'hui, du fil à retordre aux sociologues, psychologues...et à d'autres experts. L'élève en échec humilié Ne pouvant accepter cette violence, les parents d'élèves souffrent autant que leur progéniture. Mère de quatre enfants, Malika, infirmière dans un CHU à Alger, endure le martyre. «Je n'arrive pas à dormir le soir», a-t-elle avoué. Les troubles que son fils Djamel vit actuellement sont causés par «celui, quand il prononce son nom, il veut que toute la planète cesse de parler afin de l'entendre», reconnaît cette maman ayant du mal à retenir des larmes chaudes. En fait, la réalité est amère. L'usage des qualificatifs peu nobles à l'encontre des écoliers est une «pratique dépourvue de sentiments.» «Bourricot est un terme que j'ai cru banni du vocabulaire des enseignants», nous a confié Lyès, sociologue et professeur dans une université française. A se fier à ses dires, les enseignants reproduisent sur leurs élèves les violences psychologiques et remettent en scène les dénis que leur infligèrent leurs propres éducateurs. «Bourricot», est devenu ainsi un nom de code que les instituteurs ne cessent d'utiliser, au grand dam de leurs élèves. La posture de l'éducateur est malheureusement, cette fois-ci, «celle du parent répressif.» En voici un exemple: «Ce dont cet élève a besoin, c'est d'un bon coup de pied aux fesses, qui agit comme un électrochoc. Il est encore très immature.» Cet instituteur apostrophé dans une école primaire à Kouba, «se valorise en dépréciant l'élève et se légitime de reproduire ainsi les humiliations qu'il a lui-même subies», en les affublant de «vertus» qu'il croit «thérapeutiques». Cet état d'esprit constitue le socle des violences légitimées dans le cadre de l'institution scolaire. L'idée de pouvoir humilier et sermonner «l'élève en échec» rassure certains enseignants ainsi confortés dans leur croyance. Sur sa lancée, M.Khiati a mis en garde contre le manque d'humanisme de la part des enseignants. A ce propos, il paraphrase Boubekeur Benbouzid, ministre de l'Education nationale ayant déclaré que 80% des enseignants du primaire n'ont pas eu leur Bac. D'autre part, la psychologue Ahlem.F. a prévenu contre le rôle négatif que peut jouer l'école si l'éducateur «abuse de son pouvoir». L'établissement scolaire «ne doit pas être un lieu d'enfer», a-t-elle souligné. L'élaboration d'une stratégie nationale intersectorielle est non seulement inévitable, mais relève de l'urgence, affirme le Pr Khiati. La mise en place de cellules de psychologie s'impose au niveau de tous les établissements scolaires, explique la psychologue. Quant à Me Benissad, il estime que l'enseignant doit avoir la culture du respect des droits de l'homme. «La juridiction vient en aval», poursuit le SG de la Laddh. D'une manière ou d'une autre, il s'agit d'examiner notre rapport à la violence qui nous porte à penser que le «bien» en éducation n'est guère l'usage de la brutalité correctrice contre des enfants mais de les protéger de toute violence.