«Nous n'avons pas l'euro mais nous avons fait une fête digne de celles des rois.» Chaque été, les villages de Kabylie renouent avec l'ambiance des fêtes en tous genres. Après des mois de monotonie et de silence, la vie reprend de plus belle, l'espace d'un été. De toutes les collines fusent les sons, rythmés de fortes bandes sonores et les airs de la ghaïta, des formations de tambourins, couplés aux youyous sporadiques mais fortement symboliques des femmes. Tandis que les journées sont réservées aux klaxons et les longs cortèges pompeux, les nuits sont, quant à elles, destinées aux fiestas, aux sorties des Idhebbalen et de la folie dansante des disc-jockey. Dans cette ambiance festive, d'autres réalités font leur apparition. Est-ce vraiment la joie totale qui règne dans les familles qui organisent ces fêtes? En fait, elles ne baignent pas totalement dans la joie et la liesse. En discutant avec les membres de ces familles et les invités, nous avons constaté qu'au-delà de la façade, il faut mettre un bémol. La joie n'est pas totale. La tradition, le désir de faire bonne figure et la jalousie unifient les pratiques et font que les fêtes se ressemblent comme des gouttes d'eau. Tout le monde se doit de faire comme tout le monde. Les vieux se souviennent encore et racontent avec nostalgie les fêtes d'antan. Du temps où les villages kabyles n'étaient pas ouverts aux véhicules et aux autres moyens de la vie moderne, les mariées étaient transportées sur des mulets et des chevaux de race pour les plus nantis. Pendant les cérémonies, les invités, autrefois, aussi nombreux, avaient droit à des spectacles que les générations actuelles ne connaissent que par la télévision qui montre les images venues d'autres régions du pays qui gardent encore ces traditions. Les fantasias avec courses à cheval et tirs, suivies de youyous fusant de la maison organisatrice. Juste après, les hôtes assistent, bouche bée, aux joutes poétiques. Tous les villages de Kabylie avaient au moins un barde. Les vieilles femmes comme les hommes pouvaient participer à ces joutes oratoires. «Ce temps-là ne reviendra jamais», regrettera un vieil homme qui nous accompagnait en voiture dans un cortège. La présence ottomane pour sa part, a fini aussi par faire admettre, dans les fêtes, les formations de tambourins (Idhebbalen). Les courses à cheval s'éclipseront devant ce spectacle ambiant des quatre hommes habillés en blanc et chéchias rouges. Cette joie que les vieux trouvent, jusqu'à présent, meilleure, est aussi à nuancer. «Avant, le cortège n'était composé que d'hommes de préférence riches», nous dira le même vieil homme. Curieux de connaître la raison, il nous expliquera que s'il manquait un sou à la dot autrefois, la famille de la mariée se rétractait irrévocablement. Il y avait également, les bandits qui dépossédaient les gens durant le cortège. Les années ont passé, et les fêtes kabyles ont changé. Aujourd'hui, la même joie reste toujours traversée par l'angoisse. Faire bonne figure Derrière les youyous, les sons de formations de tambourins, de la ghaïta et des fortes bandes sonores des disc-jockey, les familles ne baignent pas dans une joie totale comme l'on pourrait le croire. Aujourd'hui, une cérémonie de mariage ordinaire n'est pas à la portée de la bourse moyenne. Elle revient en moyenne à quelque trois cent mille dinars. Mais, bien plus ou bien moins, les familles doivent l'organiser au moins du montant de cette somme pour faire bonne figure. C'est bien avant la fête que des sommes faramineuses sont consenties par la famille. «Mêmes les cérémonies des fiançailles reviennent cher», nous affirmera Saïd, le frère du mari. La tradition oblige que la mariée soit dotée d'une parure en or qui coûte en moyenne 80.000,00DA ainsi que des cadeaux à chaque occasion comme l'Aïd. Pour la fête elle-même, la même tradition oblige qu'un boeuf soit égorgé, ou que l'équivalent en viande soit servi aux invités. Le plus profane en marché de bétail sait que ce dernier ne coûte pas moins de 80.000,00DA. A ces dépenses exorbitantes s'ajoute une panoplie de frais divers comme le disc-jockey qui s'élève à cinq mille dinars et la formation des tambourins qui ne se déplace pas pour moins de quinze mille dinars. Les quelques récalcitrants, qui ont voulu créer la surprise car il s'agit, à force de soumission à la tradition, de véritable surprise, sont tombés dans le piège des salles de fêtes. Les prix varient et diffèrent selon les prestations offertes mais, en général, ils tournent tous autour du prix du boeuf sacrifié à la tradition. Le pas vers la modernité est désormais fait. Les formations de tambourins sont détrônées par le disc-jockey. Les quelques fêtes qui sont programmées avec l'organisation des cérémonies comprenant les quatre vieux habillés en blanc et chéchias rouges, voient les invités tomber dans la morosité. Aucune ambiance de fête sans les milliers de décibels émis par le disc-jockey. Les bals dansants ont remplacé désormais les chants de la ghaïta et la percussion du tambour. Cependant, malgré l'entrée fulgurante de cette machine aidée grandement par la mutation de la chanson kabyle qui a viré totalement vers «le spécial fête», il existe encore des récalcitrants. Le débat, chaque été, fait rage dans tous les villages. Les «anti-disc jockey» s'affrontent en diatribes avec les défenseurs de la machine moderne quotidiennement et même durant les fêtes. Il est notoirement connu que de très nombreuses fêtes ont tourné à la bagarre à cause de cela. Tandis que certains ont admis que les familles, hommes et femmes, puissent danser ensemble, il en existe d'autres qui ne ménagent aucun effort pour «faire régner l'ordre», quitte à en arriver aux poings. «Que chacun danse avec sa famille, où est le problème?», s'interrogera Amar qui considère, par ailleurs, que nous ne sommes modernistes que par la parole. Les gens qui s'affrontent sur l'opportunité de recourir au disc-jockey s'accordent, toutefois, sur un point qui est de taille. En effet, il demeure encore beaucoup de familles qui mettent le son de cette puissante machine à fond pendant toute la nuit. «Vous appelez modernité le fait d'empêcher les gens à des dizaines de kilomètres de dormir jusqu'à l'aube?», s'interroge Saïd par une virulente diatribe contre les partisans du disc-jockey. «Dans les pays réellement modernes, vous seriez tous en prison pour tapage nocturne», conclura-t-il d'un air visiblement irrité. Dans la foulée des phénomènes balayés par «le spécial fête», figurent les chanteurs des années quatre-vingt. Ceux-ci et malgré leur domination de la scène des fêtes de mariage pendant longtemps, n'ont pas réussi à faire taire les quatre vieux hommes aux habits blancs et chéchias rouges. Bien au contraire, les gens n'ont plus recours à leurs services qui ont vu leurs prix augmenter, vu leur bref succès. Les artistes connus dans les années quatre-vingt dix chiffraient leurs tarifs pour quelques heures nocturnes à quatre-vingt mille dinars. Certains, nous signaleront aussi, remarque pertinente, la disparition des célébrations grand-public. Car en effet, jadis dans les fêtes même si ce ne sont que les invités qui ont accès aux prestations de restauration, tout le monde, pour le reste, pouvait assister aux galas offerts par les familles. Mais, la dégradation de la situation sécuritaire a vraisemblablement contraint les gens à se méfier des éventuels incidents fâcheux qui viendraient gâcher la fête. Ce qui reste après le départ des invités Comme nous venons de le signaler, les frais exorbitants engagés pour faire «comme tout le monde» laissent, pour la majorité, un goût amer. Tandis que les familles les plus aisées se souviennent des bons moments passés dans l'ambiance d'un frère, d'un fils, d'un oncle qui s'est marié ou d'une mariée, les autres ménages tombent dans l'angoisse des dettes. «Nous n'avons pas l'euro mais, nous avons fait une fête digne de celles des rois», nous dira avec satisfaction un vieux qui refuse catégoriquement de voir même son prénom dans un journal. Ce phénomène des retraités, bien qu'il intervienne souvent pour alléger le poids d'un chômage galopant et d'un pouvoir d'achat catastrophique, s'avère âtre souvent un fausseur de nombreuses données. Cet argent qui rentre et qui n'est pas le fruit de la machine économique, empêche du moins sociologiquement les choses de se développer rationnellement. La situation économique devait jouer un rôle important dans les changements qu'ont connu les fêtes en Kabylie mais, ce n'est pas ce que nous avons constaté. Malgré les prix exorbitants des fête de mariage, les gens s'engagent corps et âme, quitte à se retrouver endettés. La force de la tradition contraint fortement les familles mais, ce n'est pas uniquement cela qui intervient. Faire bonne figure et s'aligner au même niveau que les autres, s'avère être un facteur tout aussi contraignant. Nous avons également retrouvé les traces d'une malformation sociologique qui biaise les données. Dans toute la panoplie des changements intervenus dans l'organisation de la société kabyle, il existe beaucoup de facteurs exogènes. Les phénomènes étrangers aux traditions de la région, jouent un rôle important dans son développement. C'est pourquoi, nous semble-t-il, les gens n'ont pas prise sur les changements qui interviennent au fil des siècles.