Revisiter Kateb est une urgence et, en particulier ses oeuvres serait un salut pour l'avenir du théâtre, de la littérature et de la culture algériennes, en général. L'Expression: Comment vous êtes-vous retrouvé dans le 4e art? Youcef Aït Mouloud: En 1970, J'ai rencontré Kateb Yacine par l'intermédiaire de Abdela Bouzida, qui venait de débarquer d'exil. Alors qu'il venait de concevoir le projet de faire pénétrer le théâtre chez les travailleurs et les paysans. Il voulait un vrai théâtre qui s'adressait aux Algériens, avec la langue de tous les jours, de nos mères et de l'Algérie profonde, l'arabe dialectal et le tamazight. Grâce au concours d'Ali Zammoum, qui l'a mis en contact avec la jeune troupe du Théâtre de la Mer, qui activait au sein de la formation professionnelle. C'est ainsi qu'il m'a proposé de rejoindre l'équipe, afin de suivre le travail de création et traduire le texte en kabyle, ce qui allait devenir plus tard la célèbre pièce Mohamed prends ta valise, ainsi que la version kabyle qu'on a montée avec un groupe d'étudiants à Ben Aknoun pour la première fois dans l'histoire du théâtre amazigh et qui a reçu le Premier Prix au Festival universitaire de Carthage. Comment a été le premier contact avec «Si Ammar»? Mon premier contact a eu lieu à Kouba, au local du Théâtre de la Mer. Au début, j'étais intimidé avant de le rencontrer, je m'attendais à voir un écrivain genre académique tel représenté par les médias français. A mon étonnement, je ne l'ai pas reconnu dans le groupe tellement il était effacé. Il aurait pu être un maçon, un plombier ou un éboueur, avec sa tenue de bleu de Chine et ses sandales, mais pas un personnage de renommée universelle. Et ensuite? Pendant trois heures, j'ai eu droit à un cours magistral sur l'histoire du Maghreb des peuples, et sur Ibn Khaldoun dont il regrette qu'il ne soit pas étudié à l'école et à l'université, une façon à lui de tirer la sonnette d'alarme, pour que l'Algérie retrouve son algérianité, et éviter aux générations futures de ne pas avoir de repères de leur identité. Il nous parlait souvent de Faulkner, d'Ibn Khaldoun, de Joyce, de Hemingway, de Si Mohand Ou M'hend qu'il comparait à Rimbaud, de Jean-Marie Serrault qui lui a fait découvrir le théâtre, de ses compagnons d'exil: Issiakhem, Mohamed Zinet et Moh Satd Ziad qui étaient d'ailleurs nos amis, de Taous Amrouche, de Jacqueline Arnaud, amie sincère qui le vénérait et venait souvent de Paris lui rendre visite. Quelle est votre première réaction après ce cours magistral? Ma premier question fut la suivante et la dernière: l'Algérie est-elle arabe et son peuple alors? On fait comme si l'histoire de l'Algérie s'arrêtait à l'arrivée des Arabes. Or, cela est très grave, car avant de dire l'Algérie arabe, on a dit l'Algérie française aussi. Or, il faut voir l'Algérie tout court. Cette Algérie ne peut renoncer ni à sa langue, ni à son histoire. Il est temps que cela cesse. Qu'est-ce qui vous a marqué en lui? Son génie et sa force de caractère, qu' il puisait des contacts permanents avec l'Algérie profonde. Il aimait sentir l'odeur de la sueur de l'ouvrier et du paysan. Cette odeur le maintenait proche de 1a vérité et de la misère des gens. Il détestait les mondanités, les salons feutrés, les intellectuels de salon. Dans la rue, il rasait les trottoirs, il se faisait tout petit et s'abaissait au niveau du peuple pour lequel il avait un profond respect. Il préférait l'écouter et lui poser des questions afin de comprendre ses souffrances et épouser sa douleur. Le véritable écrivain est le peuple, il suffit de l'écouter et lui prêter sa plume. Pensez-vous que les textes de Kateb sont complexes? Ce ne sont pas les textes de Kateb Yacine qui sont complexes, c'est l'Algérie elle-même qui l'est, de l'antiquité à nos jours. C'est cet amalgame de civilisations, qui a fécondé cette lucidité insaisissable qu'on retrouve dans le génie du peuple. Il y a quelque chose de sacré, un lien ombilical, qui lie et divise le peuple algérien, sans vraiment le diviser. C'est cette équation qui fait que cette diversité pose un problème, alors qu'en réalité, ce n'est qu'un écran de fumée qu'il faut franchir pour être soi-même, un Algérien tout simplement, C'est dans la simplicité de la vie et la limpidité de la nature que navigue Kateb. Et le cas de la légendaire Nedjma? La fameuse équation on la trouve dans Nedjma dont la structure est basée sur la notion de temps et d'espace. Un aller-retour continuel: midi c'est minuit, minuit c'est midi. Le problème à résoudre pour K. Y. est: comment classer les différents chapitres? Où est le début et où est la fin? La solution était finalement dans le cadran de la montre. Voyager dans le temps et revenir à la même heure, l'éternel ressac de la mer. Tout Algérien peut comprendre Nedjma, s'il parle la langue de sa mère. Ce sont les Français qui ont mystifié l'oeuvre à travers des symboles car ils n'ont rien compris à l'Algérie: un tabou à casser pour les générations à venir. Le chemin n'a pas été de tout repos. Et comment! D'ailleurs, à titre d'exemple, la Kahina a posé beaucoup de problèmes, celui de la langue, de l'histoire, de la nation, de la femme. Nous avons posé ces problèmes et les hostilités ont commencé. Sous quelles formes? Des émissions de théâtre qui essayaient de prendre à contre-pied ce que nous faisions et qui tentaient de présenter la Kahina sous la forme d'une espèce de sorcière, de meurtrière, d'ignorante, de monstre...Les choses ne sont pas claires, il ne faut pas que les Algériens soient séparés par de faux problèmes, Certains pensent que nous sommes anti-arabe. C'est un mythe. Ce terme lui-même a été tellement galvaudé qu'il recouvre des conceptions devenues douteuses. Comment avez-vous reçu la nouvelle de son décès? C'était un choc, car rien ne présageait qu'il était atteint d'une maladie incurable, et condamné à une mort certaine. Aucun signe ne trahissait sa force de caractère et sa douleur qu'il assumait avec dignité. Le 29 octobre dans l'après-midi, ma femme m'a informé qu'Ali Zammoum a téléphoné pour nous informer du décès de Yacine à l'hôpital de Grenoble et il devait être rapatrié le lendemain, ainsi que la dépouille de son cousin Mustapha, le frère de Nedjma. D'ailleurs, selon une fatwa lancée alors, «alias Si Ammar» ne pouvait être enterré en Algérie, terre d'Islam, sans que le pouvoir ne réagisse à ce dépassement inqualifiable. Le comble de l'ironie a atteint son paroxysme: au lieu d'un message de condoléances des autorités, ce fut une invitation, sollicitant la présence de Yacine aux festivités du 1er Novembre. Avez-vous des regrets? Personnellement, j'ai la conscience tranquille, mais ce que je déplore c'est que plusieurs années après sa mort, sa tombe est restée un amas de terre anonyme, Il a fallu que les compagnons de Nedjma, chômeurs en majorité, se mobilisent pour ériger enfin une tombe plus ou moins décente, que les autorités ont voulu effacer de 1a mémoire collective. Les étoiles ne s'éteignent jamais. Un dernier mot. Je dirais que revisiter Kateb est une urgence, et en particulier ses oeuvres. Ce serait un salut pour l'avenir du théâtre, de la littérature et de la culture algériennes en général.