«Nous devons créer un Etat qui ne disparaîtra pas avec le départ des hommes qui le gouvernent.» Houari Boumediène Le trentenaire de la mort de Boumediene a donné lieu à une cacophonie épistolaire où chaque chapelle rapportait à sa façon le dit et le non-dit sur ce qu'était et ce qu'a fait réellement Boumediène durant sa «gouvernance,» de l'Algérie. Nous avons résisté à la tentation de faire comme les autres et rapporter à l'infini les textes, interviews et autres documents avec notre façon de voir, forcément particulière. Nous préférons ce dialogue imaginaire en demandant à Boumediène de revenir parmi nous, l'espace de cette interview, pour tenter d'éclairer un peu plus cette jeunesse qui a perdu ses repères et qui, instinctivement, parle de lui avec respect. Monsieur le Président, cela fait trente ans que vous nous avez laissés orphelins, quel regard portez-vous sur l'Algérie actuelle? L'Algérie a changé au sens physique, il est vrai que des réalisations importantes ont été faites, mais je ne sens nulle part un engouement, un dévouement, une fierté et surtout un optimisme pour l'avenir. Mon absence de trente ans n'a pas été mise à profit pour aller de l'avant. L'Algérie est en ruine morale et est encore plus divisée que jamais. Le plus grave est qu'elle a perdu son âme, en perdant son identité. J'en sais gré à mes suivants d'avoir tant bien que mal tenu la tête de l'Algérie hors de l'eau. Les choses auraient pu se passer autrement... Mais, monsieur le Président, vous avez pris le pouvoir par effraction et vous avez confisqué toutes les libertés. Je ne veux pas revenir sur ces douloureux événements, l'Histoire - avec un grand H - me jugera. Mettez-vous dans la peau du nationaliste que j'étais et jugez-en plutôt: l'Algérie était à la fois menacée de l'intérieur par la division clanique et de l'extérieur par des pays, notamment par les appétits de nos voisins qui n'ont jamais accepté que l'Algérie soit aussi grande. Souvenez-vous de la guerre des sables, souvenez-vous de la borne 33, je ne veux même pas parler des revirements de Mokhtar Ould Daddah qui m'a lâché dans le problème de l'indépendance du Sahara occidental. Pour faire court, j'avais le choix entre continuer à être «une colonie à distance de la France» sous une autre forme et être inféodée à l'Egypte, soit repartir à zéro et reconstruire les relations d'abord en mettant de l'ordre à l'intérieur, et il faut bien savoir que l'on ne fait pas d'omelette sans casser des oeufs. J'ai opté pour le développement à marche forcée, j'avais pour cela une équipe qui y croyait autant que moi. Justement, on dit que vous avez mené le pays à la ruine par votre politique des trois révolutions. Qui dit cela? Les jeunes, on ne leur a pas donné tous les éléments pour juger! Les moins jeunes, où étaient-ils quand j'avais en charge le destin de l'Algérie? Quant aux girouettes qui ont un courage en différé, cela ne vaut pas le coup qu'on s'y attarde. Laissez-moi vous rappeler et rappeler aux jeunes ce qu'était le pays, ce qu'était l'Algérie en 1965. Après la période euphorique de l'Indépendance, où le pouvoir se croyait tout permis en usant et en abusant de la démagogie pour asseoir un pouvoir personnel au besoin en se satellisant à l'Egypte, le pays était plus exsangue que jamais. Que faire? Pas d'argent! Pas de cadres! Pas de système éducatif! Un pays profondément meurtri et déstructuré! Un environnement international sans pitié. Il est vrai que l'aura de la révolution faisait que l'Algérie avait suscité un respect et une admiration réels. Savez-vous que des dizaines de thèses étaient faites sur la révolution algérienne, notamment aux Etats- Unis? Cabral disait à juste titre qu'Alger était la «Mecque des révolutionnaires» J'assume avoir adopté le triptyque des trois révolutions que j'ai mis en oeuvre sans tarder durant les trois plans (le triennal et les deux quadriennaux). C'est d'abord une révolution industrielle, je vous rappelle que l'embryon d'industrie algérienne était tourné, avant l'indépendance, vers la Métropole, l'Algérie c'était surtout le vin et dans les dernières années de la colonisation, le pétrole. La révolution industrielle, ce que l'on appelait les «industries industrialisantes», a permis la création de dizaines d'entreprises nationales, de dizaines de milliers d'emplois. On me dit qu'elles ont disparu! Disparue la Sonitex avec le plus grand complexe d'Afrique qu'était Draâ Ben Khedda, disparue la Snvi qui fabriquait les cars-camions, disparue la Sonacome! Vendu El Hadjar! Dans quel monde vivons-nous où nous sacrifions nos défenses immunitaires pour l'inconnu et le bazar où l'affairisme le dispute au népotisme! Nous ne savons plus rien faire par nous-mêmes. Nous payons - tant que les dernières gouttes de pétrole ne sont pas consommées - les autres. Nous avons, en fait, basculé vers la métropole moyen-orientale dans ce qu'elle a de moins glorieux, le farniente, la fatalité et en définitive l'installation dans les temps morts par rapport aux changements spectaculaires que je constate dans les pays développés. J'ai mis en place et j'assume la révolution agraire, je voulais redonner la terre à ceux qui la travaillent, avec la mise en place de mille villages agricoles. On me dit que tout a été arrêté après les deux cents premiers villages. C'est vrai, j'ai commis des erreurs, je ne rejette pas la faute sur les autres, ce n'est pas dans mon caractère mais il faut bien convenir que je n'étais pas aidé, voire j'ai été saboté. Pourtant c'était une belle utopie. La révolution culturelle était importante. A l'indépendance, l'Algérie avait besoin de retrouver son identité, je ne pouvais pas endiguer un torrent qui a accumulé 132 ans de déni identitaire, il fallait «accompagner» comme vous le dites maintenant, le fleuve et, graduellement, le canaliser. Il est vrai que nos frères arabes ne nous ont pas envoyé des enseignants de qualité. 26 nations «formataient» l'imaginaire de nos enfants avec tous les dégâts collatéraux que nous (vous) subissons. La massification de l'enseignement était une étape incontournable. Il est vrai que certains de mes ministres n'ont pas su résister à la thèse de l'arabisation bâclée qui a démonétisé la langue. J'ai compris sur le tard qu'il fallait se ressaisir et que le moment était venu d'aller vers une arabisation apaisée, adossée à un bilinguisme rendu obligatoire par notre ouverture au monde de la science, j'avais aussi demandé que l'enseignement supérieur soit vraiment «supérieur». Le temps ne m'a pas suffi, mes suivants ont remis en cause tout cela et fait dans la fuite en avant, précipitant depuis, la fuite de nos élites. Justement, monsieur le Président, on dit que vous avez laissé des dettes... Parlons-en! Il faut savoir que de 1965 à 1978, l'Algérie a eu en tout et pour tout près de 22 milliards de dollars de rente pétrolière et nous étions dépendants du pétrole pour une très faible part. Le tissu pétrochimique actuel date de cette époque! Nous sommes bien contents d'avoir une capacité de raffinage de 22 millions de tonnes, la première d'Afrique! Nous sommes bien contents d'avoir encore quelques complexes pétrochimiques miraculeusement épargnés malgré la furie du mimétisme de la mondialisation! J'avais initié un plan qui devait nous permettre de dépasser l'Espagne en termes de développement dans les années 80! Où en est actuellement l'Algérie? A des années- lumière de l'Espagne! On me dit qu'une loi sur les hydrocarbures a failli emporter définitivement le destin de l'Algérie! Il est heureux que la sagesse et le nationalisme aient prévalu pour ne pas brader nos seules défenses immunitaires. Qu'avons-nous fait après 1978 du point de vue de la création de richesses? Non seulement les projets en cours ont été abandonnés mais, de plus, la rente commençait à financer des dépenses de prestige et de nourriture de gaspillage sans lendemain! Il est vrai que, me dit-on, avec un baril à 40 dollars et un dollar à 10 francs, c'était la zerda qui devait amener quelques années plus tard les évènements tragiques de 1988. Quand on voit ce qui a été fait du pays après mon départ, ne valait-il pas mieux continuer le développement à marche forcée plutôt que de manger la rente d'abord avec le PAP (programme anti-pénurie) où on donnait l'illusion que l'Algérie était définitivement sortie de l'ornière du sous-développement. La gabegie est telle, dit-on, qu'au nom de l'équilibre régional, Tamanrasset eut avec son quota de frigidaires et de machines à laver, des hors-bord. Cela, naturellement a continué après la période noire ou rouge, je ne sais plus; plus que jamais notre pays dépend de la rente et on donne encore une fois l'illusion que nous sommes «arrivés». A mon tour de m'interroger: qu'avons-nous fait depuis? Nous avons eu près de 500 milliards de dollars. Il est vrai que c'est en dollars courants et que le dollar d'avant valait plus que le dollar actuel. Qu'avons-nous fait de pérenne à part, là encore, donner l'illusion à l'Algérien qu'il était «arrivé» en lui permettant de convertir des barils de pétrole en 4x4, en appareils portables, et en permettant à ces entreprises qui «viennent nous dépouiller» de transférer des milliards de dollars de bavardage inutile «oual koul iatalkalam» ou encore «ahadrou ahadrou...» L'Algérien ne sait pas que pour chaque carte à 500DA c'est 5 dollars de transférés et c'est 5 dollars de moins pour les générations futures. Il est vrai que la gabegie a fait que nous avons même sous-traité la fabrication de notre drapeau pour qui sont tombés des milliers de nos frères à des opérateurs téléphoniques. C'est triste. Il est vrai que des infrastructures ont été mises en place, un million de logements construits, mais tout ceci ne crée pas de richesses ne donne pas de l'emploi, ne retient pas nos milliers de diplômés qui sont «choisis» sans vergogne et sans état d'âme par nos voisins outre-Méditerranée sans qu'il y ait de compensation en retour!! Par contre, les positions de l'Algérie à l'extérieur étaient en général bien accueillies, bien qu'elles aient été traitées de démagogiques C'est vrai que nous avions l'aura de la Révolution qui rayonnait encore de mille feux, mais nous avons pris nous-mêmes certaines fois des positions difficiles mais justes. J'ai été l'un des premiers à comprendre, par exemple, pourquoi Che Guevara, après son discours d'Alger, allait quitter Cuba pour porter la Révolution en Amérique latine. C'est vrai aussi que nous avons aidé la plupart des mouvements de résistance africains dans leur lutte contre l'apartheid ou pour l'indépendance. Je constate, trente ans après, que la phrase d'Aimé Césaire, que j'apprécie, est plus que jamais d'actualité: «Les pays africains luttent pour l'indépendance, c'est l'épopée, l'indépendance acquise c'est la tragédie.» J'avais raison de garder le rang de l'Algérie avec la France et si j'admire De Gaulle, je suis loin d'être impressionné par Giscard d'Estaing qui n'a toujours pas fait son deuil de la «nostalgérie». S'agissant de la cause palestinienne, j'avais martelé à Kissinger que la cause palestinienne est sacrée et que nous sommes solidaires du peuple palestinien. Exiger plus que lui c'est de la démagogie, accepter moins que ce qu'il demande, c'est de la trahison. Le nouvel ordre économique plus juste auquel j'avais appelé à la tribune de l'ONU est toujours d'actualité. J'avais mis en garde, en vain, le «Nord» contre ce déséquilibre qui, s'il n'était pas résorbé, devait amener des cohortes de gens du Sud vers le Nord. Nous y sommes avec malheureusement aussi nos jeunes qui, par désespoir, tentent l'aventure et périssent en mer. Trente ans après, ma vision des relations internationales est d'une brûlante actualité. Je me suis battu en vain pour un nouvel ordre économique international. Je constate que l'Occident est plus arrogant que jamais, un monde plus juste est pour le moment encore une utopie. Ce qui arrive aujourd'hui à Ghaza est une tache à la face des nations, ce qu'Israël a fait relève d'une Shoah continue sous le regard lâche des pays arabes. Comme vous le savez, je n'avais de respect que pour le roi Fayçal qui avait, lui comme moi, une vision et un destin pour le monde arabe Pour terminer, monsieur le Président, avez-vous des regrets et que conseillez- vous à nos dirigeants? Non, je ne regrette pas tout ce que j'ai fait pour mon pays. Mon seul regret est de ne pas avoir accordé suffisamment d'importance en temps voulu au système éducatif. Ce que Paul Balta dit de moi, je suis d'accord. C'est vrai que j'ai commis des erreurs, mais qui n'en fait pas dans l'action? Je ne suis pas un prédateur politique. J'ai l'amour de l'Algérie chevillé au corps, j'aime mon peuple, je suis du peuple. C'est vrai aussi que l'argent ne m'intéresse pas, ma famille a hérité de moi 6000DA. Nous avons un proverbe du terroir qui dit «‘Ach ma kssab, mat ma khala». J'ai toujours eu une idée d'avance sur les événements et je constate avec amertume que les Algériens ne croient plus en rien, que les mêmes clans et clients du régime sont toujours là, eux qui m'ont empêché d'aller à un rythme plus soutenu dans les réformes graduelles que je comptais mettre en place à partir des années 80. Dieu m'a rappelé avant. Si j'ai un conseil à donner à nos dirigeants, c'est de sortir des temps morts actuels, c'est de parler vrai à cette jeunesse en panne d'espérance, comme a su le faire après moi notre aîné Boudiaf qui a reconnu mes efforts. Il faut faire émerger de nouvelles légitimités qui seront le fruit de l'effort, de la sueur, de la compétence. Combien de fois j'ai dû soudoyer des personnes qui monnayaient pour certains «leur légitimité révolutionnaire» pour ne pas bloquer la machine du développement. Le monde a changé, les hommes passent mais l'Algérie millénaire et ses enfants sont toujours là. Si les méthodes précédentes de népotisme, de régionalisme et de corruption ne sont pas écartées, le peuple ne suivra pas. Il faut prendre le parti d'être impopulaire -un temps- pour faire passer des réformes rendues nécessaires par la marche d'un monde de l'intelligence où ceux qui survivent sont de loin ceux qui ont la connaissance. C'est cela le défi de l'avenir pour cette Algérie qui n'est toujours pas libérée de ses démons. Merci monsieur le Président, puissiez-vous être écouté. Merci à vous. Boumediène éteignit son cigare, se drapa dans son burnous et s'enfonça dans la nuit. (*) Ecole nationale polytechnique