Avec deux victoires à 26 ans, l'Espagnol entre dans la lignée des plus grands. Celui qui s'élève s'isole, dit le proverbe. Alberto Contador s'est élevé sur de telles hauteurs dans ce Tour de France ces derniers jours, qu'il est en train de découvrir la solitude propre aux immenses champions. Mais l'isolement de l'Espagnol est insolite parce qu'il est multiple. Explications. Sauf catastrophe que personne ne souhaite, Alberto Contador remportera demain son deuxième Tour de France. Presque une deuxième victoire consécutive, puisque, après son succès de 2007, il n'avait pu défendre son titre l'an dernier. Avec deux victoires à 26 ans, l'Espagnol entre dans la lignée des plus grands. A cet âge, Eddy Merckx avait déjà gagné trois Tours, Bernard Hinault aussi, mais Jacques Anquetil n'en comptait qu'un seul à son palmarès, alors que Miguel Indurain ou Lance Armstrong ne l'avaient encore jamais emporté. Certes, la précocité ne garantit rien. Laurent Fignon avait déjà gagné ses deux Tours à 23 ans et Jan Ullrich a signé son unique victoire au même âge. Ces deux champions semblaient partis pour battre tous les records mais il n'en fut rien. Nul ne sait de quoi le futur de Contador sera fait. Sans présager de l'avenir, il n'en reste pas moins que le présent appartient au champion espagnol. On savait déjà de lui qu'il était le plus pur grimpeur de sa génération et le prototype idéal du coureur par étapes. Inabordable en montagne, il a pris une nouvelle dimension jeudi en remportant, pour la première fois de sa carrière, un contre-la-montre dans un grand tour. Que va-t-il rester à la concurrence si elle ne peut lutter ni en altitude ni dans l'exercice solitaire? Rien. Pas même des miettes de gloire. Depuis 30 ans, seuls quatre coureurs ont gagné le Tour en remportant, la même année, une étape de montagne et un chrono: Hinault, Fignon, Ullrich et Armstrong. En s'imposant comme un rouleur de très haut niveau, capable de battre même un spécialiste comme Cancellara, Contador risque de poser une équation insoluble à ses adversaires. D'autant qu'à 26 ans, sa progression n'est probablement pas achevée. Même son dauphin, Andy Schleck, fait acte d'allégeance, en lui donnant du «Monsieur Contador». Sans fausse ironie, mais avec un vrai respect. Seul dans son équipe... Ce respect que lui offrent ses adversaires, Alberto Contador ne l'aura paradoxalement pas toujours trouvé dans sa propre équipe. Bien sûr, en bons pros, équipiers et staff oeuvrent conjointement pour la conservation du maillot jaune. Mais sans excès de zèle ni joie exagérée. Bien sûr, fidèle à sa ligne directrice, Contador ne se départit pas d'un discours bien lissé, surtout depuis qu'il a pris le pouvoir et réglé la question de la suprématie interne chez Astana. Mais il est des signes qui ne trompent pas. Surtout quand ils s'accumulent. C'est un euphémisme de dire que Contador ne se sent pas chez lui au sein de la formation kazakhe. Rien ne lui aura été épargné et il lui a fallu démontrer une réelle force de caractère pour tenir le choc psychologiquement lors des deux premières semaines de course. Johan Bruyneel, avec lequel il a tout de même changé de catégorie au plan sportif depuis deux ans, possède à l'évidence moins de connivence avec lui qu'avec Lance Armstrong. Ainsi, jamais depuis le retour à la compétition de l'Américain, Contador n'aura eu la paix. Peut-être, aussi, parce qu'il n'a pas de son côté fait le nécessaire pour se rapprocher du Texan, en qui il n'a voulu voir qu'une menace et un rival. A tort ou à raison, il ne nous appartient pas d'en juger. Objectivement, les faits sont pourtant têtus sur ce Tour. Contador n'a pas été traité par son équipe avec les égards qu'un vainqueur des trois grands tours aurait mérités. Que devait penser l'Espagnol quand Armstrong, à la veille d'une étape de montagne, regagnait l'hôtel en voiture particulière, 45 minutes avant le bus Astana comprenant le reste de l'équipe? De l'aveu même de Bruyneel, il y avait «incompatibilité» entre les deux stars. Même une fois la question du leadership réglée, et l'évidence de la supériorité de Contador démontrée, les tensions ne se sont pas apaisées. Mercredi, au soir de l'étape du Grand-Bornand, le diner a même viré au règlement de comptes. Sommé de s'expliquer sur son attaque dans le col de la Colombière, qui aurait condamné Andreas Kloeden, Contador a dû «reconnaître qu'il avait fait une erreur tactique», selon le directeur sportif Alain Gallopin, réputé proche du Castillan. «Je lui ai dit de ne pas y aller, il n'avait pas besoin d'attaquer parce que les deux Schleck roulaient plein gaz, avait pesté Bruyneel. Nous pouvions faire premier, deuxième et troisième au classement général. Et nous sommes premier, quatrième et cinquième.» Jeudi, lors du chrono, le manager belge a choisi de suivre Lance Armstrong autour du lac d'Annecy, et non son leader, qui plus est porteur du maillot jaune, comme il est d'usage. Jusqu'au bout, on aura fait comprendre à Contador que cette équipe n'était pas la sienne. Il sera champion malgré tout L'équation est simple. Qu'on le veuille ou non, aujourd'hui, la performance est, aux yeux du plus grand nombre, synonyme de tricherie. C'est sans doute injuste, mais c'est ainsi. Dans ces conditions, le vainqueur du Tour de France, la course la plus prestigieuse, mais aussi la plus dure du monde, n'a donc que peu de chances d'échapper à la controverse. Surtout quand, comme c'est le cas d'Alberto Contador, il a tendance à surclasser la concurrence dans tous les domaines. Le doute est là, forcément, même si le Castillan a traversé indemne les dernières années, quand toute une génération de stars tombait dans les filets de la lutte anti-dopage. Mais certains ne manquent pas de rappeler que le jeune Alberto était à ses débuts le protégé du controversé Manolo Saiz, qu'il considérait, selon ses dires, comme un «deuxième père». Jusqu'à ce que le manager espagnol soit accusé d'avoir joué un rôle majeur dans l'affaire Puerto. Le nom de Contador, alors membre de l'équipe Liberty Seguros, dirigée par Saiz, sera d'abord associé à ce scandale, avant qu'il ne soit blanchi conjointement par l'UCI et par la justice espagnole. Mais il reste toujours quelque chose d'une rumeur et le soupçon est tenace. Quand il vient d'un ancien vainqueur du Tour, il prend une dimension particulière. Or, jeudi, Greg LeMond a accusé à demi-mots Alberto Contador d'être dopé. Dans une chronique publiée dans le quotidien Le Monde, l'Américain a mis en doute la performance du maillot jaune dans la montée de Verbier, dimanche dernier. «Alberto Contador a établi un record de vitesse: il a parcouru les 8,5 km de montée (7,5% de pente moyenne) en 20'55». Jamais un coureur du Tour n'avait grimpé aussi vite. Comment expliquer une telle performance? C'est un peu comme si une belle Mercedes sortant d'un salon automobile s'alignait sur un circuit de Formule 1 et remportait la course. «Il y a quelque chose qui cloche», a estimé le triple vainqueur du Tour. Après sa victoire dans le contre-la-montre, Contador a botté en touche quand un journaliste lui a demandé de répondre aux allégations de LeMond. «Je ne réponds pas à ça», a-t-il dit. La question restera donc en suspens. Mais Contador a sans doute raison de ne pas répondre, car sa réplique, quelle qu'elle soit, ne suffira pas à tuer le soupçon. Il faut vivre avec. Pour lui comme pour nous. «Il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser», disait Camus. Qui sait, il en va peut-être aussi des champions?