Avis aux lecteurs: quelques passages de ce texte peuvent heurter votre sensibilité. «Je suis le point final d'un roman qui commence», ces mots de Malek Haddad coulent en larmes sur le visage de Karim. «Je m'appelle Karim, j'ai 16 ans. Je travaille, ici, quotidiennement à raison de 600 DA/jour.» A peine chuchotés, ces propos en disent long sur le quotidien que mène cet adolescent. Arraché à l'enfance, Karim évolue dans un univers où le couteau fait loi et le sang fait foi. L'adolescent travaille à l'abattoir avicole communal de Douaouda, wilaya de Tipasa. L'endroit est connu sous le nom de Magtaâ Kheïra (le passage de Kheïra), et on y trouve un marché où la dinde est cédée à bas prix. C'est le marché où le prix de la viande ovine est imbattable. Cela dit, Magtaâ Kheïra est aussi l'endroit où l'informel prend le pas sur le légal, où l'insalubrité ne dissuade pas les clients d'acheter, où des enfants font «leur baptême du feu» en égorgeant des dindes, où la viande incontrôlée se vend au bord des routes, sous un soleil de plomb. Il se passe tant de choses à Magtaâ Kheïra. Virée sur les lieux. Le marché est équipé d'un abattoir, d'une chambre froide, d'un bureau de vétérinaire et d'un espace de vente. A notre arrivée, le marché grouille déjà de monde. Nous entrons dans l'espace vente. L'endroit comprend une trentaine d'étals sur lesquels sont empilées des centaines de dindes qui ne sont pas nettoyées. Du cou de ces volailles, fraîchement égorgées, coule du sang qui inonde les accès de cet espace. Le tout dans une odeur nauséabonde à vous faire vomir. Derrière les étals, une trentaine de vendeurs s'apprêtent au négoce. Du sang partout L'espace occupé est loué à 1000 DA le mois. Comprenant huit personnes, chacun des stands rapporte 8000 DA mensuellement. «A combien l'unité?» demande-t-on. Un moment d'hésitation, puis, le vendeur répond: «La dinde vivante fait 300 DA le kilogramme. Celle qui est égorgée et nettoyée est cédée à 350 DA le kg. Le kilogramme d'escalope de dinde coûte 480 DA.» En effet, les prix pratiqués sont persuasifs. Cependant, la vente est effectuée dans des conditions qui sont loin de répondre aux normes d'hygiène exigées. Jugez-en: le marché ne dispose pas de conduite d'eau potable qui permettrait aux égorgeurs-vendeurs de nettoyer leur marchandise. De ce fait, la dinde est vendue sans être «vidée». A la longue, le parterre de l'espace prend la couleur rouge du sang qui y est déversé. Une question: cette viande vendue à bas prix est-elle contrôlée? En guise de réponse, l'un des vendeurs nous invite à nous rapprocher du président de l'APC de Douaouda présent sur les lieux. Nous sortons de «l'espace.». Aux alentours, M.Benferhat Allal, président d'APC, est en train de superviser les travaux de nettoyage des lieux. M.Benferhat assure qu'«au niveau du marché communal, l'APC fait de son mieux pour que les critères de vente soient respectés». Ce faisant, notre interlocuteur précise: «Pour la gestion du marché, nous faisons face à des obstacles d'ordre juridique car le domaine n'est pas la propriété de la commune.» Et M.Benferhat d'ajouter: «Pour faire face à cette situation, nous sommes en train d'effectuer les démarches nécessaires pour que l'Assemblée communale puisse s'approprier les lieux.» Les réponses du maire ne suffisent pas. Il nous faut l'avis du vétérinaire. Acculé, ce dernier admet que «le marché manque d'équipements qui puissent garantir les normes d'hygiène telles que la vente sous froid et les mesures de protection des viandes». Et pour ce qui est du contrôle de la viande? Le vétérinaire affirme que «le contrôle se fait deux fois par semaine». Sur ces déclarations nous retournons à l'espace de vente. A l'entrée, nous sommes accueillis par Redouane Beldjouher, un vendeur. Selon ce dernier, «cela fait trois ans que le contrôle des viandes n'a pas été effectué par le vétérinaire». Même son de cloche chez un autre vendeur qui ajoute: «Nous travaillons dans des conditions des plus difficiles. A aucun moment les autorités ne sont venues s'enquérir de l'état des lieux. Aujourd'hui, ils font semblant de nettoyer parce qu'il y a eu la visite, ce matin (mardi 26 août dernier) des autorités de la wilaya d'Alger.» D'après des informations recueillies sur place, ce jour-là, il y a eu une visite d'inspection de l'abattoir communal, effectuée par le représentant du secrétaire général de la wilaya d'Alger. Au regard de la situation qui prévaut sur les lieux, il semble que les autorités concernées sont venues mais n'ont rien vu! Au coin de l'espace, nous apercevons une lucarne. Nous nous approchons. Un coup d'oeil... Le spectacle est des plus macabres. Une trentaine d'enfants sont «incarcérés» dans une pièce qui n'a d'ouverture que la lucarne en question. Les uns égorgent les dindes, les autres les plument. L'air est irrespirable. Une tête se présente à la lucarne. C'est celle de...Karim. De jeunes égorgeurs Le visage angélique du garçon porte la tristesse de toute une société dénaturée. Echange de quelques propos, puis vint un jeune qui, apparemment, est leur responsable qui le remplace et lui intime l'ordre de s'occuper de son travail. Ici, ni l'adolescence ni même l'enfance n'ont droit au chapitre. Autant dire que l'impératif pour les autorité publiques est de trouver le moyen à même d'asseoir l'autorité de l'Etat à cet endroit. Pour ce faire, l'Etat est appelé à offrir des perspectives d'emploi effectives aux jeunes. Cela demande du temps, encore faut-il qu'il y ait une volonté politique réelle de le faire. En attentant, de jeunes égorgeurs-vendeurs, y compris des enfants, végètent dans un environnement où ils apprennent à prendre leurs responsabilités mais d'une manière des plus cruelles: la violence du couteau tranchant le cou. Hélas, ce phénomène n'est guère étranger à une région réputée pour être un coupe-gorge. Il y a quelques années, Magtaâ Kheïra avait acquis la triste notoriété de fief des «loups qui habitent la nuit». Aujourd'hui encore, des enfants sont livrés à une activité qui pourrait les mener à emprunter le même chemin: égorger des dindes à un âge précoce peut laisser des séquelles qui contribueraient à produire des machines à tuer. L'inquiétude est d'autant plus justifiée que sur la route de oued El Affrane, l'absence de l'Etat encourage la propagation de pratiques peu orthodoxes. Sur le bord des routes, de la viande bovine est exposée à ciel ouvert. A un endroit, un jeune s'apprête à égorger une brebis malade. Notre photographe tente de prendre une photo. Un égorgeur-vendeur se présente sabre à la main. L'air menaçant, l'adolescent prévient: «Si tu prends une photo, tu feras les frais de ton geste.» Les regards se croisent. La tension monte d'un cran. Au bout d'un moment, nous rejoignons notre véhicule. Cette fois-ci, nous l'avons échappé belle.