Le rêve d'une qualification au Mondial a mis en veilleuse les vicissitudes du quotidien. C'est la déferlante de l'«arithmétique footballistique» sur les lieux publics d'Alger. Au marché, dans les cafés, au détour d'une ruelle, à la sortie d'une mosquée, au coin d'un jardin public, les discussions tournent autour d'un seul sujet: les chances de l'Algérie d'aller au prochain Mondial. Il est 7h 45: la rue de la Lyre se réveille, comme à l'accoutumée, avec les cris des vendeurs. Les arcades qui longent la rue se sont mues en de véritables «boutiques d'occasion». Adossés au mur d'un magasin de vêtements pour femmes, Méziane et Farid se lancent dans des probabilités qui donneraient le tournis aux mathématiciens. Farid, la trentaine, une clope à la main et un gobelet de café dans l'autre est catégorique: «Si nous perdons 2 à 0 en Egypte, nous serons cuits!». Son ami n'est pas de cet avis. «Dans ce cas, nous serons à égalité parfaite. Et le nouveau règlement de la Fifa a prévu deux possibilités: désigner le vainqueur par tirage au sort ou programmer un match de barrage.» S'ensuit une opposition en probabilités entre les deux amis. Chacun y va de ses calculs. Sur la voie publique, le vacarme des véhicules s'ajoute à celui des piétons et vendeurs de tout bord. Nous descendons le long de la ruelle. Nous sommes, à sahat Chouhada, au pied de la mosquée Ketchaoua. Là aussi, les vendeurs à la criée ont «occupé» les lieux depuis un moment déjà. Cette foi-ci, ce sont plutôt des fruits qui sont étalés. Le raisin est à 850 DA le kilogramme, la poire et la pomme à 120 DA. Deux passants s'arrêtent devant un vendeur. Entre les deux hommes la discussion est animée. Le plus âgé, la cinquantaine et la barbe grise, s'adresse à son compagnon: «Faisons un pari, si l'Algérie passe tu me paies un cageot de raisin. Dans le cas contraire, c'est moi qui paie.» Son ami accepte. Sous sa moustache, ce dernier esquisse un sourire. Cependant, son sourire disparaîtra aussitôt qu'il s'enquiert du prix des fruits. «N'a droit aux délices que celui qui peut se le permettre, dans ce pays.», déplore-t-il. Qu'à cela ne tienne, la discussion reprend sur les Verts contre les Pharaons. Décidément, la «kadramania», fait oublier aux citoyens jusqu'aux vicissitudes du quotidien. Ainsi, toutes les autres préoccupations sont reléguées au second plan. Plongés dans nos pensées, nous prenons le bus vers Kouba. Après un moment d'attente, le bus démarre. Assises près nous, deux femmes semblent être étonnées de la fièvre qui s'est emparée de leurs enfants et maris. L'une d'elle, portant le hidjab, raconte à sa compagne: «Dès qu'il revient de la mosquée, mon mari replonge dans le délire du match Algérie-Egypte.» L'autre femme, les cheveux soigneusement coiffés, avoue: «Cela m'amuse beaucoup de voir mon mari et mes enfants se taquiner à propos de ce match. Parfois, quand je vois mes enfants se marrer de l'ignorance footbalistique de leur père, je me mets de la partie». Pour cette femme, les scènes de liesse qui ont suivi chacun des exploits des Verts «sont inoubliables.» Un moment de silence, puis elle reprend: «Au dernier match, nous sommes restées, mes deux filles et moi, jusqu'à une heure tardive de la nuit, à lancer des youyous et à chanter avec les voisins. Aussi, nous admirions les longs cortèges qui sillonnaient la ville». La discussion continuera le long du trajet. Nous arrivons à Kouba. Sur la rue principale, une poignée de lycéens ont organisé une marche. D'après le bruit qui court, ces derniers auraient été empêchés de tenir un rassemblement. Rencontré sur les lieux, un manifestant explique: «Nous exprimons notre rejet du nouveau programme trop chargé. Nous ne voulons pas être les cobayes de programmes expérimentaux, annuellement renouvelables.» Cela dit, sur les abords de la rue, les passants ne semblent guère se préoccuper, outre mesure. Au Café 45, des amis sont en train de siroter un café. La vue de la manifestation ne les détourne pas de leur discussion sur les Fennecs. «Nous allons passer», lance un jeune portant des lunettes. «A condition de jouer correctement derrière et d'exploiter la moindre occasion.», rétorque l'un de ses compagnons de table. Ainsi, se décline le fossé entre l'obsession sportive de ces derniers et les préoccupations scolaires des lycéens. Nous arpentons la ruelle. Arrivés au marché des fruits et légumes, nous sommes surpris par les prix qui y sont affichés. La pomme de terre coûte entre 45 et 55 DA le kilo. Les haricots verts sont «cédés» à 70 DA. La carotte caracole à 50 DA. Les haricots secs fulminent à 110. C'est dire que malgré toutes les promesses officielles faites et les mesures prises, le feu sur les prix n'est pas près de s'éteindre. Et c'est la saignée des bourses limitées qui continue. Entre-temps, les esprits sont hantés par la prochaine «bataille d'Egypte». Pour le reste, comme dit le proverbe: «Après la fête, on se gratte la tête.»