Décoloniser l'histoire, idée chère à Mohamed-Chérif Sahli et, sans doute, son heureux promoteur, a fait son beau et juste chemin. Dans son ouvrage Décoloniser l'histoire, paru fin 1965 et que j'ai eu le plaisir de présenter, dans le quotidien El Moudjahid, Mohamed-Chérif Sahli, ce «militant dès l'origine du mouvement de libération», a fustigé «les hommes de science [qui] se sont habitués à considérer l'Europe comme le centre du monde, l'Européen et ses valeurs comme la mesure des autres hommes et de leurs valeurs». «Pour sortir de l'impasse, écrivait-il, il faut une nouvelle révolution copernicienne. Réviser l'outillage intellectuel, enrichir, élargir ou renouveler les postulats, les notions, les définitions, les théories et les valeurs afin d'exprimer, avec une ´´sympathie´´, l'humanité dans sa totalité et sa diversité. Cette révision passe, en particulier, par la décolonisation de l'histoire et de la sociologie.» Voilà l'appel, clair et net et authentique, lancé par l'auteur du formidable livre de combat, Le Message de Jougourtha, publié aux éditions en-Nahdha, Alger, en 1947. Eh bien, voici un livre Etudes d'histoire d'Algérie (18e & 19e siècles) de Tayeb Chenntouf qui, comme déjà quelques-uns, par leur sérieux, par leur passion, par leur honnêteté, par leur compétence d'historien, se heurte doublement, semble-t-il, à un héritage historique: «la colonisation de l'histoire de l'Algérie» et les écrits qu'elle a inspirés à ses historiens. Et comment donc traiter cet héritage, un immense patrimoine historique, s'il faut encore et encore, recourir -et les accepter tels quels- aux documents puisés dans l'histoire coloniale dont le caractère essentiel est de démontrer qu'un peuple colonisé «n'a plus d'histoire ou du moins d'historiens, hormis celle et ceux du colonisateur»? Cette histoire, «notre histoire», à l'évidence, ne serait, n'est rien autre que l'oeuvre d'historiens divers cherchant, au profit du colonisateur, à ironiser tout ensemble sur le pays occupé et le peuple dominé. Aujourd'hui, enfin libéré et formé «à la rigueur scientifique» et à «la grande école de l'expérience», l'historien algérien doit avoir, peut-être, pour tâche d'étudier et d'écrire notre passé en pleine conscience et en toute humilité. En refusant d'écrire une histoire «acceptable» où les torts des uns et les raisons des autres seraient partagés, il évitera le pire: conforter les thèses tronquées par l'historien acquis au système colonial et subordonner le critère de vérité et d'objectivité libertaire à la honteuse compromission. Et c'est par là que tout peut commencer: se libérer de son passé, se connaître, se construire, comprendre ses problèmes actuels, se reconstruire pour s'engager à vivre l'avenir que souhaitent le pays et le peuple. Le travail de Tayeb Chenntouf incite beaucoup à la méditation positive. Car il nous est proposé, mise en exergue, cette éblouissante pensée d'Ibn Rochd: «Juger les choses du monde, c'est en connaître les causes. Notre jugement acquiert un caractère nécessaire toutes les fois que nous nous fondons sur une connaissance complète des relations causales, mais il reste une simple opinion toutes les fois que notre connaissance est incomplète.» J'y vois sous-tendue une solide volonté d'historien à chercher le vrai dans ce que les historiens de l'histoire de la colonisation ont pu dire ou penser au sujet de notre passé. Ses sources sont nombreuses, diverses, certainement instructives, mais il a parfaitement raison de rappeler en introduction que des questions -Pourquoi la colonisation? Quels sont les facteurs locaux et internationaux qui l'ont rendue possible? Quelles sont les conséquences immédiates, tardives et même actuelles sur les sociétés?- «ont hanté et hantent aujourd'hui encore, comme un spectre, les réflexions, la culture et finalement la pensée maghrébines». Toutefois, une simple remarque: n'aurait-il pas fallu davantage d'audace scientifique de la part d'un universitaire chercheur algérien pour aborder, analyser, surtout discuter et juger librement la période algérienne étudiée (18e & 19e siècles) si importante en faits historiques et par conséquent si indispensable à la connaissance profonde de l'entité sociale algérienne sous la colonisation?'ALGERIE (18e & 19e siècles) de Tayeb Chenntouf O.P.U., Alger, 2004, 211 pages.