Lorsqu'on croit que la maison à étage est un paradis, tout comme un burnous tissé de fils de laine est un gage d'amour, aucune femme autre que Zaïna ne symbolise l'amante. «Si dans L'Amant» (prix Goncourt 1984, réécrit en 1991, sous le titre L'Amant de la Chine du Nord) de Marguerite Duras, l'amour souverain pouvait aller jusqu'à la mort, l'amour pur, absolu, l'amour de l'autre au-delà des saveurs du désir charnel, il est un amour autrement, hors du temps ordinaire et de l'espace naturel, qui touche, qui remue les âmes dans le vivre quotidien et qui déchire terriblement l'histoire d'une vie sous la colonisation... Cette autre histoire d'une vie - du reste, sans rapport avec celle que raconte Duras -, ancrée forcément dans l'histoire de notre société, Rachid Mokhtari vient de la publier dans un de ces ouvrages, sans jeu de mot, comme nous les aimons: un roman intitulé L'Amante (*). Cet amour n'est pas soudain, n'est pas un coup de foudre. C'est tout simple, sa sève littéraire part des profondes racines de notre terre l'Algérie. Et j'avoue ici que tout ce qui est fort de nos origines et qui les raconte avec les fibres du coeur, c'est-à-dire en Algérien, jaloux de sa terre maternelle, quand elle est belle, quand elle est triste, quand elle pleure, quand elle rit, quand elle peine, quand elle est épanouie, je suis atteint au plus profond de moi-même par un immense bonheur, et je me sens invraisemblablement capable de faire un pied de nez à la «gendelettrerie», comme, en d'autres temps, disait Mauriac, lui parlant de l'Académie Goncourt «qui se recrute principalement - chose incroyable! - parmi les gens de lettres», moi parlant d'une coterie formée dans l'ombre et qui se recrute principalement parmi les «beaux esprits» que l'on présente sans souci dans le magazine, la radio et la télévision. - Oui certes, je pourrais me tromper là-dessus, néanmoins j'observe aussi que beaucoup sont de beaux esprits sans qu'ils obéissent à un ordre, le moins du monde. Laissons cela. Le symbolisme heureux, significatif et dont tant de repères jalonnent le récit de Rachid Mokhtari nous incite à nous mettre, nous également, devant le métier à tisser, mais pas à tisser, plutôt à comprendre le sens de la main tisseuse qui passe délicatement entre la trame et la chaîne. C'est là que commence «Une histoire de famille? Une famille dans l'histoire, plutôt.» La voix-souvenir d'Omar, fils de Mohand Saïd Azraraq, s'introduit dans la narration pour exposer les ressorts de «l'histoire», et l'expliquant ou la relançant. Voilà une technique d'écriture intéressante à verser dans la collection du lecteur averti, mais peut-être aussi pour orienter le lecteur ordinaire. D'autres voix se distinguent l'une après l'autre où s'entremêlent comme se présentent la chaîne et la trame du burnous-prétexte, symbolisant le développement du contexte. C'est le thème éternel et complexe de l'amour inaccompli, enfermé entre absence et exil et où «la poétique de la rêverie» chamboule toute logique, et l'effet de sublimation déborde même de l'imaginaire commun. Ainsi le projet d'amour, lié à la confection d'un burnous protecteur, pourrait-il ruiner ce que l'on voudrait extraire d'une doctrine de l'imagination pure. Voilà donc un récit qui fait parler. La tisseuse primordiale, la tisseuse du récit, est Tamzat, une femme-légende. Elle «a traversé le djebel Ouaq Ouaq pour hâter la confection» du burnous-linceul destiné à Omar «Sergent-chef de l'armée française en Indochine.» Elle est venue aider Zaïna la bien-aimée, l'amante d'Omar, à tisser «le burnous de l'amour» dont Omar doit se vêtir le jour de son improbable retour. Or si Omar conscient imagine Tamzat, s'adressant à elle, il a cet aveu: «Je sais, je t'appelle Tamzat mais tu es bien Zaïna, n'est-ce pas? Tamzat est venue du plus loin des lointains te prêter main-forte au tissage du burnous, de mon burnous, mon linceul. J'ai froid. Mon corps est transi du froid bleu de la mort. J'ai tant besoin de tes doigts, de ta laine. Je ne sais combien de siècles tu as cardé. Aussi loin qu'elle pouvait remonter les centenaires de sa vie, Tazazraït, les fils de laine s'enroulent dans sa mémoire, s'y embrouillent. Je suis venu vers toi, Tamzat, après tant d'années et tu es toujours là devant le métier à tisser.» Tout au long de ce tissage, le récit se déroule sans cesse, se développe sans cesse, avançant, reculant, se reprenant à la façon d'une suite mélodique qui caractérise une poésie chantée, orchestrée pour un choeur étourdi de ses propres voix. Une famille subit l'Histoire. Mohand Saïd Azraraq, fils de Si Hamou Tahar, après des années d'exil et de pain noir, retourne, aveugle, au pays, en 1946...Il raconte les causes de son départ pour l'exil français, la terrible ghorba...Que deviendra Omar, son enfant unique? Que deviendra la maison et surtout le premier étage de cette maison dont Omar s'est chargé de sa construction pour les beaux yeux de Zaïna?...Souffrance en France au temps de Vichy, souffrance dans les fours et aciéries, souffrance accrue à l'annonce de «la nouvelle macabre du 8 mai 1945»...Quand Mohand Saïd rentre au pays, il a cette douloureuse réflexion: «Au port d'Alger, personne ne m'attendait.» Omar hérite de son père la malédiction de l'exil. Sans revoir Zaïna, il embarque «à bord du bateau Le Kairouan avec le fils de Saïd au début de l'hiver de l'année 1947.» La symbolique du burnous est lancée en ces termes: «Ô, Omar, le malheur pèse sur tes épaules et aucun burnous ne pourra le couvrir, m'entends-tu?» C'est au tour de la belle Zaïna de tisser le vêtement d'espoir et d'amour pour Omar...Tant d'événements extérieurs, entre autres, la guerre d'Indochine, les maquis d'Imaqart, les préjugés sociaux, les malentendus, donnent une forme poignante à l'amour qui vit dans l'aube d'un départ sans soleil, d'un amour qui finit par sombrer dans les ténèbres...En somme, le récit est fait de multiples amours chevillées dans une vraie-fausse identité, figurée par Tamazirt Iâalalen, entre dure réalité et poétique fiction. (*) L'Amante de Rachid Mokhtari Chihab-Editions, Alger, 2009, 210 pages