Cette réunion a surtout valu par la qualité de la dissertation, la force de l'argumentation et l'érudition théologico-politique. Les référents doctrinaux du djihad armé ont entamé une profonde réflexion sur eux-mêmes et sur la notion d'excommunication des régimes et sociétés arabo-musulmanes. Un retour essentiel eu égard aux résultats qui vont en sortir et leurs effets sur les groupes armés algériens. Une série de conclaves, à l'intérieur même des prisons égyptiennes, avait réuni, ces dernières semaines et dans le secret absolu, la quasi-totalité des chefs de groupes armés les plus représentatifs de la mouvance «salafiya djihadiste». Le but de ces conclaves est de débattre du bilan de «tant d'années de djihad, de martyrs et de douleurs», de dresser un état des lieux et d'entrevoir les perspectives de la lutte armée contre les régimes arabes. Des sources indiquent que les autorités égyptiennes ont non seulement facilité ces réunions, mais les ont aussi encouragées, afin, disent certains connaisseurs, de mettre en contact la base fondamentaliste avec ses dirigeants et ses référents doctrinaux. Ce contact permet aux dirigeants de revoir (à la baisse) leurs conceptions des choses et en tenir, ainsi, informées leurs troupes. Ce genre de réunions a déjà eu lieu par le passé, et certains proches de la mouvance islamiste possèdent un enregistrement de plusieurs heures, contenu dans neuf cassettes vidéo, qui retrace le fil des débats houleux qui ont mis face à face les principaux chefs islamistes, leurs tendances, souvent contradictoires, leur hostili té envers les régimes arabes et leur manière de les combattre. Il est toujours intéressant de rappeler le développement de la réflexion des radicaux égyptiens, car, faut-il encore le souligner, ce pays a été l'initiateur et le moteur de tous les mouvements djihadistes dans le monde arabo-musulman depuis plus de cinquante ans avec notamment la création de la confrérie des Frères musulmans, puis des radicaux des années 50 et 60 du type Saïd Hawa, Sayed Qotb, Abdelkader Aoudah, puis avec la naissance des groupes djihadistes tels que la Djamaâ islamiya de Mustapha Shukry, communément qualifiée plus tard, par les médias de El hidjra wal takfir, le djihad islamique etc. Certains analystes de l'islamisme, tels Fahmi Huwaïdi et Salem Bahnaçawi, ont dénombré plus d'une trentaine de groupes et groupuscules radicaux djihadistes en Egypte, dont les principaux restent toujours le djihad et la djamaâ, qui ont fortement influencé tous les groupes islamistes armés en Algérie, depuis le MIA de Mustapha Bouyali, à partir de 1981, jusqu'au MIA de Chebouti, opérationnel dès 1991, le GIA, le MEI, El-Baqoun ala el-ahd, le Gspc, le Ghds, etc. Selon les informations dont nous disposons, ce conclave des chefs islamistes radicaux emprisonnés a surtout valu par la qualité de la dissertation, la force de l'argumentation et l'érudition théologico-politique. Et c'est justement ce genre de polémiques qui fait évoluer la réflexion de la mouvance djihadiste, comme ce fut le cas auparavant lorsque le chef spirituel des Frères musulmans décida d'abandonner le djihad armé et publia son célèbre Douât la qoudhat (Prêcheurs non juges). Bien sûr, il fut immédiatement taxé d'hérétique et d'apostat, par des groupes islamistes qui s'en détachèrent, mais cette position a permis à la mouvance de «réintégrer les rangs» (dans tous les sens du terme) si bien qu'aujourd'hui, même interdite légalement, la mouvance des Frères musulmans est tolérée par le pouvoir et est fortement représentée dans tous les segments de la vie quotidienne en Egypte. Cette information, intéressante à plus d'un titre, permet de voir de près l'évolution de la réflexion chez les chefs islamistes, et s'il y avait une chance de voir les chefs islamistes algériens tenir un discours de révision, de retour sur eux-mêmes, ce serait alors une autre contribution, hormis la lutte antiterroriste et les voies politiques, pour endiguer cette déferlante de violence extrême. Coupés de leurs référents doctrinaux, la plupart des éléments radicaux qui activent encore sous l'appellation du GIA, du Gspc ou du Ghds restent coincés encore dans l'étape particulièrement belliqueuse de 1989-90 et n'ont plus évolué depuis, même si leurs référents vivants ont eux-mêmes «changé d'angle de tir». Toujours selon les informations en notre possession, le conclave a ciblé de façon particulière cinq thèmes, représentant les axes centraux de tout l'activisme djihadiste: est-il licite ou non de prendre les armes contre un régime qui n'applique pas les préceptes de l'Islam? La société actuelle (caractérisée par un retour à une seconde «djahiliya») est-elle une société impie? Si oui, faut-il alors s'exiler (d'où «El hidjra wal takfir») et combattre cette société? L'assassinat, comme un moyen de pression ou de dissuasion, est-il légitimé? Les musulmans non pratiquants sont-ils considérés comme impies et, de fait, aptes à être assimilés aux non-croyants? Toutes ces questions ont été abordées avec les tensions et les polémiques qu'on devine, mais c'est surtout le problème principal, l'axe central de toutes les actions djihadistes, qui a accaparé la grande partie des réunions, à savoir l'excommunication («takfir»), et c'est justement le plus grave problème posé, à ce jour, par les radicaux de l'action islamiste. Ce développement d'idées est d'autant plus important qu'il intéresse, au premier plan, les groupes armés algériens, car tous, sans exception, se sont appuyés sur les thèses de mouvements égyptiens radicaux, notamment la Djamaât el mouslimine et ses livres -cultes: Tawassoumat, Hidjjiyyate et Le Califat de Mustapha Shukry, La djamaâ islamiyya et la guerre contre ceux qui n'appliquent pas la charia de l'Islam, d'un groupe d'auteurs proches de la djamaâ, La voie de la djamaâ de Aboud Zamar, La philosophie du djihad de Abou El-Fidâ, L'obligation absente de Mohamed Abdessalem Farag, Le livre de la hidjra du référent doctrinal de la Djamaâ islamiyya, Maher Bakri, Iâdad el Oudda de Abdelkader Aouda, Les opuscules djihadistes de Abdallah Azzam, etc. Les érudits modérés, tels que El Karadawi, El Ghazali, Ibn Bez, Ibn Othaymine, Sayed Tentaoui, Mohamed Saïd Ramadan El Bouti...n'ont jamais eu droit de cité au sein de la mouvance salafiya djihadiyya. Bien au contraire; souvent, ils avaient été carrément excommuniés et étiquetés de suppôts du pouvoir. Les incidences de ce développement d'idées radicales sont toujours directes sur tous les groupes islamistes armés, dans quelque pays où ils se trouvent, et c'est à partir d'un retour sur eux-mêmes qu'on peut espérer voir une «évolution positive», sinon ils risquent de n'être qu'une grande nébuleuse disparate et belliqueuse qui voit avec mépris que le monde avance sans elle.