Cet enfant déclaré, sans indulgence, illégitime par les hérauts de la pensée unique n'est autre qu'Albert Camus, philosophe essentialiste. Dans tous les conflits, les acteurs involontaires ou les témoins actifs d'une tragédie, ne sont pas ignorés par leurs contemporains, du moment que leur témoignage peut paraître capital pour les différentes parties. Certains veulent récupérer un talent pour une argumentation décisive, d'autres veulent reléguer aux oubliettes celui qui n'a pas voulu se ranger d'un côté, même si c'est celui de la justice. Ainsi est le drame de cet enfant né en Algérie et qui sera porté, très tôt, aux nues par un Prix Nobel bien mérité. Cet enfant déclaré, sans indulgence, illégitime par les hérauts de la pensée unique n'est autre qu'Albert Camus, philosophe essentialiste venu semer le trouble dans une pensée dominée par l'existentialisme nouvellement éclos dans un vaste ensemble matérialiste... Ce sont les éditions Zirem qui, dans un climat propice à toutes les réconciliations, viennent de réparer cette injustice causée par quatre décennies d'avanies... C'est sous le titre de Misère de la Kabylie, dans un format de poche que sont présentés, à un vaste public ignorant des premiers pas du philosophe, les dix reportages effectués par Albert Camus du 5 au 15 juin 1939 pour le jeune quotidien Alger Républicain, fraîchement sorti des laboratoires des PCF et PCA. Ces reportages, datés, se répartissent thématiquement par ce jeune auteur tout nouvellement sorti du monde de l'université d'Alger. D'abord, l'auteur avertit : il se veut impartial, car il était dur alors de s'attaquer au système colonial. Il commence par énumérer les exemples poignants d'une misère sans nom, aux portes d'une capitale miraculeusement épargnée. De Bordj Ménaïel jusqu'à Fort National, l'auteur va faire connaître aux lecteurs toute une géographie de la misère, de l'indigence et du dénuement. Il va dénoncer, tour à tour, l'insuffisance des infrastructures scolaires, la précarité de l'habitat, l'absence d'hygiène et d'une couverture sanitaire, la dévalorisation de la production agricole de la région, le niveau, extrêmement bas, des salaires qui sont distribués chichement à une main-d'oeuvre pléthorique frappée par un chômage endémique. Il renvoie, dos à dos, et l'administration dont les secours faits par charité, ne sont qu'une goutte d'eau dans un océan de misère, les colons qui profitent de cette situation et les féodalités locales qu'il présente comme les pires exploiteurs. Il dénonce avec la fougue propre à la jeunesse le système colonial illustré par le caïdat et la commune mixte qui sont aux antipodes de la démocratie. Il s'insurge enfin, contre les restrictions de l'immigration en France (déjà !) où les quotas sont sans cesse revus à la baisse, sur la crise économique qui frappe la Métropole. Il ne se contentera pas de dénoncer, à travers une centaine de pages d'un voyage au centre d'une misère médiévale où ne manquent que la peste et le choléra (mais qui ne sauraient tarder à venir vu l'ampleur du désastre), il préconisera des solutions pour éloigner le spectre de la misère : hausse des salaires, revalorisation de la production agricole, portes ouvertes à l'émigration, investissements productifs, amélioration de l'habitat et équipement technique, création de nouvelles infrastructures... 110 pages auront suffi pour brosser un tableau noir qui suffirait à condamner le système appliqué en Algérie par le pays des droits de l'homme. On en sort, convaincu, de la sincérité de l'auteur qui, par ses comparaisons perspicaces (la Grèce en haillons) va joindre sa voix à celle de Germaine Tillon, éminente ethnologue qui fera les mêmes constatations dans son étude de la société des Aurès. Enfin, on en déduira, comme le fera remarquer Henri Alleg dans son imposant ouvrage collectif La guerre d'Algérie que le 1er novembre n'éclatera pas dans un ciel serein : les reportages d'Albert Camus et les photos qui l'accompagnent sont d'ailleurs abondamment reproduits dans le premier tome de l'ouvrage. On s'étonnera enfin, après avoir lu tant de biographies d'Albert Camus, du silence qui est fait sur son passage dans les colonnes d'Alger Républicain, quotidien qui abritera de jeunes plumes comme celles de Mohammed Dib et Kateb Yacine... Misère de la Kabylie est, enfin, une oeuvre habilement servie par une préface de l'éditeur qui placera les reportages dans le contexte de la presse coloniale. Il répare l'injustice faite à un auteur accusé de n'avoir pas considéré l'indigence et de ne s'être servi de l'Algérie que d'un décor splendide pour ses quêtes intellectuelles. On peut, cependant, y trouver les racines de l'inspiration et de l'indignation qui vont amener l'auteur à écrire un admirable essai: L'homme révolté, essai servi par un exergue éloquent: «L'un mange, l'autre regarde, ainsi naissent les révolutions...» Un discours du Prix Nobel à l'Académie royale de Suède clôt l'ouvrage et ouvre à Camus les voies de l'universalité où humanisme, indignation, révolte et un amour infini de la liberté, vont porter sa réflexion sur le malheur de la nature humaine. Les éditions Zirem auront réussi un coup de maître en offrant au lecteur algérien un document qui complète, à coup sûr, à soixante-dix ans d'écart, les études savantes de Hannoteau et Letourneux, absentes des projets de réédition.