Il faut faire aimer les livres à la jeunesse, elle ne sera que plus belle. Mais encore faut-il avoir le bonheur d'en trouver. Si j'ai recours à ce titre général Des livres pour la jeunesse, S.V. P.!, c'est tout simplement qu'il apostrophe assez, me semble-t-il, pour contribuer à attirer l'attention de tous sur la franche catastrophe de la situation culturelle enfantine d'aujourd'hui, particulièrement dans le domaine du livre. Je vous fais mes excuses de commencer par rappeler, de façon quelque peu abrupte avec néanmoins l'espoir de ne pas troubler des hommes de grande conscience, deux constats que notre société inquiète, et quasiment unanime, a depuis longtemps déjà établis dans sa tête. Dans notre Cité, en effet, selon les attitudes des adultes, ou bien il y a (tant mieux ou tant pis !) trop d'enfants ou bien il y a (faudrait-il dire : tant mieux ou tant pis?) peu ou pas du tout de livres pour enfants (évidemment, filles et garçons confondus). Comme dans la Cité intelligente et moderne, le citoyen est par devoir optimiste (ne fût-ce que pour faire semblant de contribuer à l'épanouissement de la longue enfance humaine, laquelle conduirait normalement l'enfant à l'état d'homme), le citoyen donc, le citoyen adulte n'osant se donner le choix, ne pourrait que dire: «Trop d'enfants dans la Cité?... Eh bien, tant mieux!» Tout le plaisir devrait être là. De fait, il est là. Car, premièrement, nous n'imaginons pas qu'il y ait des adultes anti-enfants, et, secondement, il n'y a pas d'autre valeur humaine que celle qui favorise l'épanouissement de l'enfant. Cette évidence pourtant ne trouve pas toujours son application dans notre Cité. Certes les intentions existent, et elles existent au nom de la Cité, sous le couvert parfaitement respectable d'hommes responsables à divers titres, exerçant dans tous les domaines de la vie citadine, assurément affectueux comme, s'imaginent-ils, les jeunes les perçoivent, les admirent, les imitent. Mais est-ce que l'adulte ne serait pas dans l'erreur? Car l'intention qui reste fixe (si j'ose dire : « au garde-à-vous »), qui n'avance pas, que le hasard immobilise ou que le péché d'omission paralyse, cette intention-là pourrait devenir à la longue pavé d'enfer. Or, nous le savons tous, l'enfant a une forte ambition d'esprit. Il veut grandir et occuper une place, une belle place dans la Cité. Et pour lui, cela n'est pas une simple émotion, une émotion ordinaire. Mille exemples, tirés du passé récent ou du passé lointain de notre pays, placent très souvent les enfants et les adultes dans un même univers où leurs actes et les événements que ceux-ci produisent, témoignent de leur relation merveilleuse. Mais hélas! il se trouve très souvent aussi, qu'en dehors de ces conditions que l'on ne saurait qualifier d'ordinaires, l'adulte se désensibilise en quelque sorte de l'univers spécifique de l'enfant en se fournissant un alibi chez l'adulte savant qui applique à l'enfant l'étrange et inattaquable définition: «L'enfant sert à jouer et à imiter.» (1, p.179) Sans doute, si nous développons cette considération d'ordre psychologique - au reste, fort intéressante pour donner lieu à un débat fort riche -, elle pourrait nous éloigner de notre propos. Cependant il n'est pas inutile de l'avoir rappelé ici, dans la mesure où, dans son principe, elle passe, comme disent les psychologues, «dans un but à réaliser, dans une grandeur à atteindre.» (2, p. 33). En somme, c'est par toutes sortes d'activités intelligentes et d'intelligence que l'homme dans l'enfant commence. Ces activités sont connues : beaucoup sont d'une valeur éducative et formative supérieure. Il faut donc aider l'enfant à y accéder, si l'on ne veut pas qu'il soit la proie d'autres ambitions qui font d'autres espèces de citoyens. Je suis sûr que pour élever leur enfant, beaucoup ( et ils ont raison) pensent à mettre entre ses mains ingénieuses des jouets de toutes les formes et de toutes les couleurs. Mais cela, nous le savons aussi avec l'affirmation insistante des pédagogues: «L'enfant ne désire rien de plus que de ne plus être enfant.» (3, p.7) Outre cela, chez nous, comme ailleurs, son environnement, qu'il soit modeste ou qu'il soit précaire, et en dépit de tant de contradictions dans nos systèmes éducatifs et culturels, l'appelle, en ce début de siècle des multimédias et des mécaniques électroniques fascinantes, à accélérer sa croissance, son passage à l'état d'homme. Or, la rue misérable offre un décor misérable où s'installe tout le jour la misère du peuple enfant, (3, p.27) Il est temps - ce temps devrait être en permanence exprimé par un signal d'urgence - que «l'enfant exilé de son peuple (3, p.38), par hasard ou pour divers motifs, recouvre son droit de cité et prétende pleinement à une existence d'enfant citoyen». «Il veut qu'on l'élève» (3, p. 9), qu'on l'humanise, non qu'on le dresse. Il veut qu'on l'instruise, et c'est en lisant qu'il s'instruit, qu'il découvre toute la richesse humaine en ses domaines les plus divers et les plus spécialisés, de son pays et du monde, et c'est encore et toujours en lisant qu'il apprend à penser, à se construire, à s'épanouir, à être soi et à être avec les autres. «Lire est le vrai culte, et le mot culture nous en avertit», souligne le pédagogue avisé, (3, p.12) Et c'est là que je veux en venir, à présent. Après d'autres Annonces sacrées, le Saint Coran, qui veut dire aussi «lecture», annonce beaucoup aux hommes avec le divin Iqrâ, les dotant du pouvoir d'apprendre ce qu'ils ne savent pas et leur confiant implicitement une vertu, celle de faire apprendre ce qu'ils savent. Observons que cela devrait nous inciter, nous dans nos maisons, nos hommes de sciences dans leurs laboratoires de recherche, nos hommes de lettres, nos artistes, nos ouvriers du livre, à être modestes, à tempérer notre jugement, à comprendre que dans l'acte de lire se confondent, à tout le moins, trois problèmes: le pédagogique, le psychologique et le social, et dont les interactions finissent par laisser apparaître un seul à nos yeux: c'est le problème de la lecture, c'est-à-dire le problème du livre pour les enfants, le seul principalement sous-tendu par l'intérêt et la motivation qui, associés, révéleront que le capital de l'homme est l'enfant. (Le bon sens populaire ne s'y trompe pas: Ar-radjel, râs mâlou, oulâdou.).