Ce n'est hélas pas une fable où l'on «demande aux poissons s'ils sont heureux dans la mer» comme dit Sobhia Bent Elhess, le meddah de Temoulga. L'ouvrage Esthétique de boucher (*) de Mohamed Magani peut paraître surprenant, et d'abord par son titre dont les deux termes, en apparence de sens contraire, réunis dans le même syntagme, évoquent quelque peu une figure de rhétorique qui pique la curiosité du lecteur. Ensuite, comme jamais auparavant, nous sommes placés face à une mémoire collective indivise, face aux événements «oubliés» du premier temps de l'indépendance. Une période, en partie triste et douloureuse, une sorte de tabou, enfoui volontairement dans les consciences, pour ne pas gâcher la victoire de notre jeune histoire du pays libéré que nous fêtions, pourtant dans l'allégresse, car c'était aussi et surtout un honneur et une chance d'avoir enfin vu l'Algérie indépendante. Mohamed Magani est né, en 1948, à El Attaf, petit village entre Aïn Defla et Chleff. Il a étudié à l'université d'Alger et à l'université de Londres, puis a enseigné de 1985 à 1995 au Centre national pour la formation des enseignants et à l'université d'Alger. De 1995 à 1999, il est «writer in residence» à Berlin. De retour en Algérie, il est conférencier en sciences sociales à l'université d'Alger et, en 2007, il est président du centre PEN Club d'Algérie. Ecrivain, Mohamed Magani a déjà publié plusieurs ouvrages littéraires (romans, nouvelles, études) sur la société algérienne postindépendance parmi lesquels: La Faille du ciel (1983), An Icelandic (1993), Un Temps berlinois (2001), Le Refuge des ruines (2002), Une Guerre se meurt (2004), La Fenêtre rouge (2009). Dans son Esthétique de boucher, Magani entreprend avec lucidité et courage le récit d'une vie de souffrance, une parmi d'autres, de citoyens algériens (intellectuels ou manuels) injustement mis à l'écart de la vie sociale normale. En cette première décennie de l'indépendance «où tout était vacant dans le pays libéré», hélas! la course aux postes, la course au militantisme, la course au pouvoir local, la course à tout prendre, a révélé des concurrents nouveaux sans «état d'âme», dévorés par l'ambition malhonnête, mesquins, envieux et sournois, n'hésitant pas à dénigrer leurs meilleurs amis, à user du trafic d'influence, de la délation, de la jalousie pour se donner le mérite qu'ils n'auraient pas pu avoir même en rêve! Beaucoup de nos braves citoyens de la Révolution portent encore en eux les stigmates moraux des humiliations subies. L'ouvrage de Mohamed Magani s'impose par la qualité du sujet, fortement réaliste, et par l'ampleur et la profondeur du récit, quoique l'exposé soit trop compact et le style trop lourd par rapport aux belles lancées expressives ici ou là poétiques, ici ou là fantaisistes à merveille. Originaire de la ville de Lattifia, un boucher, surnommé Chafra Elgatâa, nous fait la narration d'un événement incroyable dont il a été la victime. Il aurait assassiné le tout premier maire du village. Il nous livre avec une simplicité émouvante, une sincérité absolue sa dramatique mésaventure: «Il m'importait peu d'être interpellé par un surnom lié à mon métier avant l'événement qui me fit quitter Lattifia, mais après, des années après, à vrai dire je ne pouvais m'empêcher de penser à ce que des hommes avaient en tête. À chaque connaissance rencontrée, je répétais les mêmes arguments: "Vous vous trompez. Je n'ai tué personne mes frères, ce n'est pas moi!" La solitude à laquelle on m'avait contraint, les silences faussement polis, les regards obliques, les chuchotements qui me lacéraient le dos, les comportements aquatiques, tout en lenteur, générés par la nonchalance, l'oisiveté ou simplement l'ennui de la vie dans le village me firent perdre l'illusion d'ouvrir une nouvelle boucherie et d'épargner à mes enfants les conséquences d'une tare dont ils mesuraient les effets parmi leurs camarades à l'école, dans la rue, et presque toujours au sein de leur famille. Mon épouse, la brave femme, n'avait aucun doute sur mon innocence, aussi, rarement en ma présence, fustigeait-elle les fanatiques de l'idée du boucher meurtrier, les gens du bled Ya Latif - sa déformation acerbe de Lattifia - qui me prirent pour cible depuis que l'un des coutelas de ma boucherie fut découvert près du cadavre du maire.» Pour le narrateur, la question reste posée et doit avoir la réponse juste, c'est-à-dire «honnête», qui le laverait de tous les soupçons. Car lui, il était juste et honnête dans son métier et dans ses relations avec les clients. Il se devait impérativement de mener sa propre enquête. «Comment le coutelas disparut de la boucherie, resta une énigme pendant des années. Jusqu'au jour où je retrouvais l'homme qui avait (irréfutablement) établi mon innocence devant les juges de Lasnam: le chef de la brigade de gendarmerie de Lattifia.» Toute l'affaire aurait commencé avec l'absence de l'Autorité officielle, ou du moins lorsque ses représentants manquaient à leur devoir sacré de protéger les citoyens: «Les affaires louches, maffieuses des gendarmes qui vivaient sur le dos des bouchers, des épiciers, des marchands de légumes, des cordonniers, la liste pourrait correspondre à presque toutes les activités commerciales [...]. Il faut dire aussi que des détaillants et des grossistes avaient eux-mêmes commencé à soudoyer les gendarmes dès leur installation au village [...] À cette époque, quelques longues années de la postindépendance, les combattants descendus des montagnes ou venus de l'étranger furent accueillis en héros, puis très vite devinrent des super-citoyens à l'autorité morale discutée surtout dans les villages. Nous n'avions pas encore un commissariat de police, les policiers apparurent plus tard.» Cela dit, n'était cette plaie atroce que notre pays avait connue dès sa renaissance, l'histoire du boucher de Lattifia aurait été fabuleuse, cocasse, truculente... Mais enfin aujourd'hui, les temps sont heureusement bien changés, et s'il reste encore quelques scories de cette période difficile, l'Algérie souveraine ne manquera pas de rendre sa justice. C'est le message d'espoir de l'Esthétique de boucher de Mohamed Magani; ce message est d'une grande et «sulfureuse» poésie, un esthétisme de vérité dont on pourrait tirer un sentiment de plaisir. Là également est un oxymore fantastique, vous savez...cette figure de rhétorique qui concilie les contraires! (*) Esthétique de boucher de Mohamed Magani, Casbah Editions, Alger, 2009, 282 pages.