là, déjà, «le peuple de France était soigneusement tenu dans l'ignorance de ce qui se faisait en son nom.» Ce fait, l'attaque de Mourepiane incontestablement historique, est rapporté par Abderrahmane Meziane Cherif dans son livre illustratif ayant pour titre La Guerre d'Algérie en France, Mourepiane: L'Armée des ombres (*). L'auteur - Allaoua est son nom de guerre - en a pris une part importante. Toute fausse modestie mise de côté, il écrit: «Je veux rendre hommage à tous ceux de mes frères et soeurs qui se lancèrent, ce jour-là, à l'assaut de la puissance française, sur le territoire français. Je ne fus que l'un de ces combattants. Il en est sans doute qui réalisèrent des actions tout aussi stratégiques mais qui, n'ayant pas eu le retentissement médiatique de Mourepiane, les ont laissés à leur anonymat jusqu'à ce jour, ou bien qui sont retournés à la lutte clandestine sans être arrêtés quand ils n'ont pas rejoint la cohorte des martyrs de la lutte. C'est aussi pour leur rendre hommage, pour rappeler le rôle de ces héros anonymes, pour rendre la mémoire aux survivants de cette épopée que je raconte mon histoire, telle que je l'ai vécue.» La courte préface de Me Jacques Vergès qui avait été l'avocat de Méziane Cherif, nous plonge, tout à coup, et comme dans un fulgurant revers de manche, dans l'histoire de Meziane Cherif. Il écrit: «Mais il est une expérience unique et par cela même méconnue, celle de l'OS en France. Jamais la lutte chez l'ennemi n'a connu une telle ampleur, illustrée entre autres par la destruction d'un dépôt pétrolier de Mourepiane. L'histoire de Meziane Cherif Abderrahmane, qui fut responsable de cette action est de ce point de vue exemplaire au point de se présenter comme un combat moral.» Abderrahmane Meziane Cherif sera arrêté en France, puis jugé, puis condamné à mort...L'exécution n'aura pas lieu parce que le peuple algérien vient tout juste de remporter, contre l'occupant français, la victoire annoncée par la signature des Accords d'Evian, le 18 mars 1962, l'application du cessez-le-feu le lendemain, 19 mars, et la concrétisation (3-5 juillet 1962) de l'indépendance de l'Algérie. Cependant, l'Histoire a déjà enregistré le fait de Mourepiane comme un événement au caractère spécial. Portée sur le sol français, la lutte de libération nationale algérienne a créé, d'une certaine façon, et daté ce que certains avaient, à l'époque, appelé «détail»; et précisément c'est bien le détail qui particularise souvent le fait historique. Les actions de nos nationalistes apparus en France, au coeur de la puissance coloniale, ont conféré à l'Histoire de la lutte du peuple algérien, une physionomie inédite dans les Temps modernes. La guerre «dissimulée», «oubliée», menée en Algérie, depuis 1830, par le corps expéditionnaire français, relayé par l'armée de la conquête puis par celle de l'occupation, est brusquement mise sous les yeux du peuple français qui, une décennie plutôt, avait témoigné des crimes de l'occupation nazie. À l'image de ce peuple qui a organisé sa résistance contre l'occupant, le peuple algérien opprimé qui avait subi les violences et les injustices les plus abominables du système colonial français, avait fini, pour se faire entendre, par s'exprimer là où le témoignage devrait être vu et écouté. Là où la leçon de l'Histoire se révélerait-elle, peut-être, utile pour comprendre - mais comprendra-t-on? - qu'il est vain de soumettre un peuple indéfiniment et impunément, et c'est là, en même temps et une fois de plus, qu'il sera montré que les guerres injustes toujours échouent. L'autobiographie de Abderrah-mane Meziane Cherif devient, pour l'historien et pour ses lecteurs, une connaissance essentielle. Ce qu'on avait longtemps appelé «armée de l'ombre», formée de patriotes algériens et soutenue par «une partie de la société française» (dont ceux que l'on avait évoqués par l'énigme de «porteurs de valises»), est décrit avec une minutie et une objectivité rares, et avec une passion légitime; le tout nuancé par une plume simple et très communicative. C'est par ces aspects d'un intérêt exceptionnel que l'ouvrage de Meziane Cherif contribuera à l'écriture de l'Histoire de la lutte de libération nationale. L'auteur se raconte. L'authenticité des faits historiques et des événements qui en découlent, plus encore les effets psychologiques et moraux, les types humains qui y évoluent et auxquels la sociologie s'intéresse aussi, permettent de mesurer, sans trop d'ambition assurément - mais quand bien même, cela serait -, quel est le niveau de valeur d'un tel témoignage. Ce témoignage vivant, précis, attachant, riche en réflexions tactiques et politiques se présente, tout en étant grand ouvert au questionnement historique, comme une chance pour approcher par cet endroit la spécificité de ce glorieux passé de l'histoire contemporaine de l'Algérie. Si la vérité historique se situe dans le domaine des faits, eh bien, les faits ou les effets de la guerre d'Algérie en France aident le chercheur à déduire logiquement les conséquences tout en les confrontant à la réalité décrite. L'auteur se raconte, ai-je dit; pour étudier l'ouvrage «La Guerre d'Algérie en France», le chercheur devrait se faire accompagner, à tout le moins, de spécialistes en analyse psychocritique. En effet, cet enfant d'El Eulma, né en 1938, ayant vécu une vie «normale», familiale, sociale, scoute,...dans une Algérie sous le joug colonial, se souvenant toujours de la répression du 8 mai 1945, à l'écoute de la naissance du FLN et du retentissement de la déclaration du 1er Novembre 1954, arrivé très jeune en France, à Avignon, en 1955, pour y travailler,...sera chef d'un groupe de patriotes actifs, auteurs de nombreuses opérations héroïques peu connues, parmi lesquelles «la destruction du dépôt pétrolier de Mourepiane dont l'attaque fit entrer la guerre, en cette année 1958, grâce à la télévision, dans les foyers français...» Bientôt, le jeune Abderrahmane rejoint donc son cousin Rabah à Lyon qui le présente à Bouziane Ouled Cheikh; il est désormais militant de l'Organisation Spéciale, l'OS. Des villes-étapes, il va en connaître: Lyon, Grenoble, Marseille,...Et puis, il a de grandes rencontres avec des «alias»: Rachid, Lahcène, Abou Lahmae, Lannabi, Si Smail, Omar, Ouznani,...Zina, Nina, Tassaadit, Nadia,...,Kamel (Mohamed Boudia), Aïssaoui,...les combattants courageux contre l'armée du colonialisme français, «des soldats en territoire ennemi». L'auteur, à chaque page, confirme ce sentiment lancinant: «Le danger était toujours autour de nous et nous collait à la peau.» Aussi, quand, dans sa cellule de condamné à mort, Meziane Cherif reçut le mot de Djamila Bouhired «...La mort, ce n'est rien. La liberté, c'est tout.», il était loin de penser que l'indépendance lui donnerait liberté, amour (il épousa «celle qui devait être la compagne de [sa] vie») et...responsabilité dans l'Etat algérien. Un livre écrit avec enthousiasme et sincérité. (*) LA GUERRE D'ALGERIE EN FRANCE Mourepiane: l'Armée des ombres de Abderrahmane Meziane Cherif EDIF 2000, Alger, 2010, 234 pages.