Aucun Algérien ne peut s'orienter durablement dans les labyrinthes de la mondialisation (qui cherche à raboter toutes les identités nationales), s'il ne s'est pas au préalable approprié son passé, avec ses pages glorieuses et ses épisodes funestes. Cela passe tout d'abord par un effort vigoureux tendant à ne pas alimenter une sorte de contre-histoire fondée sur la négation de la rupture provoquée par la conquête française de 1830. Il convient d'intégrer le passé colonial de l'Algérie dans l'histoire de notre pays et se garder de transfigurer la période pré-coloniale en une sorte d'âge d'or qui n'a jamais existé, si ce n'est dans les légendes. Les travaux de l'historien algérien Menouar Merouche ont bien montré que la domination ottomane en Algérie, trois siècles durant, ne saurait être présentée comme une période faste de l'histoire de notre pays et qu'il y a quelque imposture à souligner que la Régence d'Alger entretenait des relations d'égal à égal avec des pays comme la France, l'Espagne, le Portugal, l'Angleterre ou les Etats-Unis ou encore que le pouvoir du Dey était perçu comme contractuel, voire légitime par les populations. Ecrire l'histoire est une obligation qui incombe à toutes celles et tous ceux qui transmettent le flambeau de la mémoire. Ce n'est pas l'affaire des seuls historiens, même si ceux-ci acquièrent par leur travail d'investigation et la recherche des archives et des témoignages, une légitimité scientifique incontestable. L'essentiel est de ne pas instrumentaliser l'histoire à des fins qui seraient totalement étrangères à une connaissance critique et éclairée du passé. L'essentiel est également de ne pas chercher à faire diversion en s'emparant de certains épisodes de l'histoire pour accabler post mortem tel ou tel acteur ou groupe d'acteurs politiques et occuper artificiellement le terrain politique parce qu'on y accumule déboires et désaveux. L'argument selon lequel les Algériens ont déjà suffisamment à faire avec leurs problèmes d'aujourd'hui pour ne pas se préoccuper de leur passé n'est pas pertinent. Il est au contraire, salutaire voire salvateur, de puiser dans le passé afin d'en tirer des enseignements utiles pour l'avenir. Les historiens, les mémorialistes et les acteurs encore vivants de notre histoire sont invités à déchiffrer les évènements de notre passé, à confronter leurs points de vue, ceci pour éviter le piège de l'autoglorification autant que celui de l'autoflagellation. D'une façon générale, les jeunes Algériens n'ont pas à rougir de leur histoire. Nous avons largement de quoi être fiers de notre révolution, de la résistance que nos ancêtres ont opposée à tous les occupants, quels qu'ils soient. Et il ne faut jamais oublier que l'objectif que s'étaient assigné les pères fondateurs du mouvement national, dans les années 1920, a été atteint, c'est-à-dire celui de l'indépendance. Quelles que soient les déceptions et les désillusions qui l'ont accompagnée, personne ne peut avoir la nostalgie de l'époque coloniale qui fut une nuit pour l'immense majorité des Algériens. Doit-on faire pour autant la même lecture des évènements fondateurs de notre histoire? Il s'agit là d'une question délicate, même si a priori, une réponse affirmative s'impose. Certes, l'histoire est et restera subjective et passionnelle. Mais il existe ce qu'on appelle des mythes fondateurs de la nation et de l'Etat algérien. La proclamation du 1er Novembre 1954 mettait en avant «la restauration de l'Etat algérien souverain, démocratique et social dans le cadre des principes islamiques» ainsi que «le respect de toutes les libertés fondamentales sans distinction de race ni de confession». La plate-forme de la Soummam d'août 1956 vient conforter la Déclaration de Novembre 1954, parce qu'elle venait lui donner un contenu concret en ce sens que déjà la première consacrait la garantie «des intérêts français, culturels et économiques ainsi que les personnes et leur famille», cependant qu' était reconnu à tous les Français désirant rester en Algérie «le droit de choisir la nationalité algérienne»; ceci en faisait des citoyens à part entière, à égalité de droits et de devoirs avec les Algériens d'origine. La plate-forme de la Soummam est aussi importante que la Déclaration du 1er Novembre 1954 si ce n'est davantage, en ce sens qu'elle posait les linéaments d'un Etat algérien puissant, soudé, centralisé, fonctionnant selon des règles démocratiques et enfin ouvert à tous les courants et les sensibilités qui constituaient le spectre de la formation historique et sociale algérienne. Et contrairement à ce qu'a pu soutenir l'ancien ministre du Gpra, Réda Malek (El Watan du 19 mars 2006), l'Algérie n'est pas une autogenèse, si l'on entend par là qu'elle aurait été le produit du Gpra ou des Accords d'Evian. Ceci dit, l'existence de mythes fondateurs de la nation algérienne (auquel il faut ajouter l'apport-mais qu'il convient de relativiser-de l'Association des ouléma qui ne fit guère que suivre le PPA/ MTLD, lorsque le mouvement national se radicalisa), n'exclut pas le débat sur la portée de tel ou tel évènement ou encore l'influence qu'a pu avoir tel ou tel acteur de l'histoire sur le cours des choses. Qui oserait par exemple mettre en doute l'attachement messianique que des hommes comme L. Ben M'hidi, M. Didouche, R. Abane ou B. Souidani vouaient à la cause nationale? Mais il est permis d'aller encore plus loin. Comme le souligne avec son autorité habituelle, M.Harbi, pour remettre les évènements fondateurs de notre histoire dans une perspective intégrant tous les possibles de l'histoire, il est scientifiquement autorisé de partir «d'hypothèses sur un développement historique différent de celui qui s'est produit(...). Une réflexion qui s'interdirait l'étude de virtualités inhérentes au processus historique mais non mises en oeuvre, s'interdirait toute justice à l'égard des vaincus et donc refuserait une compréhension adéquate de la marche des évènements» (Cf. L'Algérie et son destin, Arcantère, Paris, 1992).