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Déluge de feu sur la Kabylie
LE 22 JUILLET 1959 ETAIT LANCEE L'OPERATION «JUMELLES»
Publié dans L'Expression le 24 - 07 - 2010

«22 juillet 1959 - Le sort de la Guerre d'Algérie se joue en Kabylie» (Magazine Paris-Match).
Il y a cinquante ans, l'armée coloniale française déclenchait l'opération «Jumelles» pour dévaster la Wilaya III avec des forces gigantesques évaluées à 60.000 hommes. Il est utile que les générations anciennes se rappellent et pour celles de l'indépendance et les autres, connaissent les différents épisodes de cette terrible guerre que les moudjahidine et la population ont affrontés. Il n'est pas facile pour nous d'oublier l'enfer vécu et nous ne devons jamais oublier tous les sacrifices, tous les massacres, les destructions, les bombardements, sans pour autant parvenir à nous faire plier.
Depuis l'arrivée du général de Gaulle au pouvoir, celui-ci accorda à l'armée les pleins pouvoirs et un renforcement des équipements militaires et des effectifs très importants. Il confia l'armée au général Challe, considéré comme le fleuron des officiers de l'armée coloniale, afin de préparer une stratégie de dernier recours: c'est ce que l'on appelait les opérations Challe.
Il s'agit des opérations «Etincelles» (pour le Hodna) en aout 1959, «Courroie» (Ouarsenis) automne 1959, «Cigale» (Sud algérois) en juillet 1960, «Jumelles» (Kabylie), le 22 juillet 1959, «Flamèche» (Boussaâda-Msila) en juin 1960, «Couronne» (Est oranais) le 6 février 1959, «Trident» (Les Aurès) le 4 octobre 1960 et «Pierres précieuses» pour le Nord-Constantinois, le 6 septembre 1959,, qui seront déclenchées progressivement et méthodiquement. Les noms donnés à de telles opérations par les «hauts stratèges français» sont évocateurs par leur violence, leurs massacres collectifs, leurs bombardements. Ceux qui les ont vécus, que ce soit les Moudjahidine ou les civils, sont restés traumatisés du point de vue tant physique que psychique; leurs nuits étaient pendant longtemps hantées par le cauchemar de la mort.
A Sidi Ali Bounab où nous nous trouvions, les escadrilles se succédaient au-dessus de nos têtes, dans un grand fracas de bruits de moteurs. Il s'agissait des «Nord Atlas», transports de troupes, des hélicoptères de tous genres, comme les «bananes», les «sikorsky», allouettes, etc.
Les avions se dirigeaient dans la même direction, c'est-à-dire l'est de Tizi Ouzou. Pendant toute la journée, le même spectacle se poursuivit. Nous étions tous intrigués, dans la forêt de Sidi Ali Bounab, sur ce qui était en train de se passer. Ces va-et-vient de bombardiers, d'hélicoptères «Bananes» durèrent toute la journée. Nous entendions au loin le bruit sourd des bombardements ininterrompus pendant toute la journée. Nous comprenions que l'Akfadou était visé.
A 13 heures, je me précipitai sur le poste radio pour capter «Radio Alger» à la recherche de précieuses informations. La nouvelle est tombée, tel un couperet. Le speaker annonça triomphalement: «Opération jumelles sur l'Akfadou». D'après lui, des dizaines de milliers de soldats, des avions et des hélicoptères avaient été déployés. C'est un rouleau compresseur qui est lancé sur la Kabylie. «Les résultats seront communiqués dans les prochains jours», annonçait le speaker.
Ce bastion réputé imprenable est investi et foulé après plusieurs bombardements. Plusieurs bataillons de la 10e DP(division de parachutistes) furent largués au coeur même de ce massif.
Je fus sidéré par l'annonce de cette puissance de feu inégalée, déployée dans la région de l'Akfadou d'abord, puis par la suite au reste de la Kabylie. Ce fut, pour les états-majors français «le coup de pied dans la fourmilière». D'après les informations, tous les douars situés sur le périmètre étaient dévastés; il s'agit des Aït Oughlis, Aït Mansour-Ikhedjane, Imezalène, Ouzellaguen (pour l'Est), Aït Zikki, Aït Idjeur, Aït Djenad, Ait Ghoubri pour l'Ouest. La population est massacrée, les femmes violées, les maisons incendiées. La terreur s'est installée chez les villageois qui furent soumis systématiquement à la torture; chaque civil devait y passer, car les soldats cherchaient à extorquer le précieux renseignement pour l'exploiter sur-le-champ. Pendant ce temps, les crêtes sont occupées par des milliers de soldats avant de passer au peigne fin toutes les contrées. Il n'y avait pas un mètre carré épargné par les fouilles. Une stratégie qui voulait que là où l'on se trouve, on est souvent repéré et là où on se dirigeait, ont risquait de tomber dans leurs embuscades. Ainsi, les prévisions d'Amirouche s'étaient révélées exactes; vers fin 1958, il nous avait averti que l'ennemi n'allait pas se contenter de cette routine qui consistait à effectuer des opérations de ratissage et des accrochages, espacés par plusieurs semaines de silence.
«Je crois que l'ennemi est en train de préparer des forces considérables pour tenter de mater les maquis; il faut vous préparer à cette nouvelle stratégie. Ce jour-là, il faudra envisager l'éclatement de nos unités en petits groupes. Il faut surtout se préparer à constituer d'importants stocks de vivres, médicaments, etc. en prévision des moments difficiles. Il arrivera un jour où vous en aurez grandement besoin».
Alors que je me trouvais en sécurité, mes pensées étaient pour tous ces combattants que j'ai laissés là-bas, dans la région de l'Akfadou: l'infirmerie, les différents refuges, le P.C. de Wilaya, les malades, les blessés, les brûlés au napalm, etc. Il y avait aussi ce lot d'impotents, de vieux ne servant plus à rien et devenus encombrants. Sous d'autres cieux, ils seraient déjà renvoyés dans leurs foyers!
Aucune force de l'A.L.N. ne serait en mesure d'affronter ces milliers de soldats, ni de les endiguer, d'autant plus que le bataillon de choc de la Wilaya se trouvait en mission dans les Aurès. Mais en réalité, même s'il se trouvait sur place, il finirait par être décimé, car en fait, c'est ce que cherchait l'ennemi. La stratégie de cette opération consistait à avoir le contact avec les unités combattantes et faire appel à l'aviation et à l'artillerie pour faire le reste. C'est justement l'erreur qu'il ne fallait pas commettre. Je n'ai pu m'empêcher d'être égoïste en éprouvant une certaine satisfaction de me trouver là, plutôt que là-bas. Je dis encore merci au commandant Mira qui m'avait affecté deux mois auparavant; je lui souhaitais du courage pour faire face à une telle situation. Je remerciais également le Bon Dieu de m'avoir épargné d'assister à une telle catastrophe.
Le lendemain, les journaux nous sont envoyés de Camp du Maréchal (Tadmaït). Je m'empressais d'y jeter un coup d'oeil: ils annonçaient en grosses manchettes la grande opération «jumelles». Les états majors français l'avaient désignée ainsi pour représenter la Petite Kabylie et la Grande Kabylie comme des soeurs jumelles. Effectivement, comme de vraies jumelles, les malheurs qui frappent l'une, touchent également l'autre. Cette opération est initiée par le général de Gaulle lui-même(1). Elle était appelée aussi la «grande offensive Challe». Nous apprendrons qu'elle est dirigée par le général Challe lui-même, avec la participation de tous les corps d'armées. Des centaines de paras et de légionnaires sont largués en plein coeur de l'Akfadou. «C'est le coup de pied dans la fourmilière», écrivaient les reporters de guerre. Je devinais les résultats.
Toute la presse française, celle de «France et de Navarre» a rapporté en grosses manchettes cet événement. Le magazine Paris-Match écrivait en page de couverture: «LE SORT DE LA GUERRE D'ALGERIE SE JOUE EN KABYLIE.» Ce titre voulait tout dire! La Kabylie est considérée par l'ennemi, comme le bastion de la guerre d'Algérie.
S'il pouvait «mâter la Kabylie, le reste du pays ne serait qu'une question de mois», proclamaient les états-majors français.
Je suis convaincu que cette fois, c'est grave. Nous avions raison de nous en inquiéter. En effet, il ne pouvait pas s'agir d'un ratissage de routine, comme tous ceux que nous avions connus dans le passé.
Nous nous sommes rendu compte effectivement qu'il s'agissait d'une offensive contre la Kabylie, par une occupation progressive, mais totale de la région. Les quelques informations qui nous sont parvenues plusieurs jours plus tard nous ont fait part d'un bilan catastrophique. Il y eut de lourdes pertes: les combattants tués, faits prisonniers ou blessés, se comptaient par centaines, sinon par milliers. Il y avait même quelques ralliés qui, ayant perdu la tête, avaient décidé de changer de camp, soit pour échapper à la mort, soit pour se plier devant cette démonstration de force. Nous suivions de près cet événement qui coûta très cher à la Wilaya III. Plus tard, nous saurons qu'elle a perdu au cours de cette opération, 60% de ses effectifs. C'était beaucoup. C'était même trop; 8000 hommes tués en Kabylie seulement, en l'espace de 6 mois que dura «l'opération Pelvoux», une autre appellation. C'est très éprouvant.
Une fois l'Akfadou occupé, la grande opération s'étendra au fur et à mesure vers l'ouest de la Kabylie, à savoir les zones 3 et 4. La Basse Kabylie où je me trouvais, n'a pas été épargnée. C'est ainsi que la forêt de Sidi Ali Bounab est occupée pendant plusieurs jours. Pour y échapper, nous avions rejoint la vallée; c'était la seule solution. Mais devant l'absence de renseignements et surtout de résultats concrets, les soldats ont fini par quitter les lieux en laissant derrière ruines et désolation. En effet, les trois quarts des villages furent détruits et évacués.
Aussitôt après ce repli, des groupes hétéroclites de Moudjahidine se reconstituèrent pour aller à la recherche de l'information, de la nourriture et de l'eau. Et c'est au cours de ces déplacements que nous affrontions les commandos de chasse, déployés en toile d'araignée.
La plupart des villages sont évacués, rasés pour en faire des zones interdites, où l'on tirait sur tout ce qui bouge. La population a payé cher sa fidélité à l'ALN. Après les bombardements, les ratissages et les destructions de nombreux refuges, abris, etc., des commandos de chasse sont lâchés un peu partout, sur les itinéraires empruntés comme les points d'eau, les accès vers les villages pour le ravitaillement, les sentiers, etc. Aucun détail ne fut négligé, de façon à ce que les Moudjahidine et les moussebline aient l'impression d'être partout traqués.
Aucun endroit ne fut épargné. Tous les Moudjahidine ont eu droit au même traitement: l'offensive ennemie les touchait tous. Nombreux sont ceux qui sont restés sur place, pendant 10 jours, voire plus se nourrissant d'herbes et de fruits sauvages; les plus heureux sont ceux qui se trouvaient à proximité des points d'eau, car en bougeant, ils risquaient de tomber dans les embuscades ennemies. La psychose de l'embuscade allait gagner les groupes de Moudjahidine; mais il fallait bien bouger pour aller aux nouvelles, se ravitailler, rechercher les camarades afin de reconstituer les groupes, etc. C'était une question de survie et pour cela, nous acceptions tous les risques. Les Moudjahidine et les civils s'étaient retrouvés face à un même destin. La mort était partout, sur chaque sentier, à côté d'un point d'eau, à l'entrée d'un village et même à l'intérieur. Tous les anciens refuges sont détruits ou minés et gardés à distance. Dans la forêt de Sidi Ali Bounab, la peur s'est installée pour plusieurs jours. Qui peut en effet, faire face à cette armada? Des tirs sporadiques sont entendus de tous côtés. La nuit, ce sont des cris, des râles qui percent le silence; il s'agit de Moudjahidine qui sont torturés sur-le-champ ou qui sont blessés à mort. Qui peut leur venir en aide? Les pauvres victimes souffraient effroyablement de leurs blessures, mais les soldats, en barbares, les torturaient toujours; ils étaient installés partout et nous attendaient de pied ferme. Les troupes sont souvent renouvelées, de manière à ce qu'ils soient toujours en forme physiquement et moralement.
Au bout de quelques semaines, l'armada se retira pour aller semer la mort ailleurs, car aucune région du pays ne fut épargnée. Les soldats laissèrent derrière eux, un spectacle de désolation: des cadavres en putréfaction, animaux tués, des maisons incendiées et des villages bombardés et évacués.
Les habitants furent contraints de rejoindre les centres de regroupement installés autour des postes militaires, en application de la stratégie du général Challe qui les appelait hypocritement «les centres de rayonnement»! En réalité, ils étaient des boucliers humains pour protéger les soldats français. Voilà les résultats des opérations Challe.
Une telle stratégie lui a porté tort, car les centres de regroupements, loin de connaître le «rayonnement», synonyme de civilisation, ont eu à affronter des situations très graves.
Cette promiscuité a engendré des maux sociaux, tels que la misère, la prostitution, les maladies, le chômage. Pour la même période, le rapport Michel Rocard a évalué ces regroupements à deux millions de personnes!
Même dans cette situation précaire, la population est toujours là pour nous recevoir, nous ouvrir ses portes et nous offrir le peu de ravitaillement acheté sur présentation d'un ticket de l'officier de la SAS. Loin de repousser les moudjahidine, elle est toujours volontaire pour répondre à l'appel du FLN et de l'ALN pour toutes les missions qui lui seront confiées. C'est une façon à elle de défier l'armée coloniale.
Et moins de six mois plus tard, les forces de réserves se retirèrent un peu partout, en même temps que certains postes militaires. Désormais, nous commencions à avoir nos zones libérées! Puis ce fut certaines unités de l'armée de l'air qui furent rappelées en France. Si le colonel Amirouche était encore en vie, il nous dirait que nous avions perdu la bataille de l'opération «Jumelles», mais que nous avions gagné la guerre!
L'échec de la stratégie du général Challe est montré au grand jour, au mécontentement du pouvoir en place. Loin d'obtenir «un écrasement total» de l'ALN, l'armée coloniale s'est montrée impuissante, inefficace contre une guerre populaire, contre une guerre de libération. D'ailleurs en décembre 1960, le peuple est sorti dans les rues de toutes les grandes villes pour réclamer haut et fort l'indépendance de l'Algérie, en affrontant les mains nues, les chars et les forces de la répression. C'est ce qui fera dire à Krim Belkacem que «les clameurs de la foule de Belcourt sont parvenues jusqu'au palais de Manhattan...!»
Ce général impliqué dans le putsch des généraux fut traduit en justice. Son ministre des Armées, Pierre Mesmer, réclama pour lui la peine de mort. Face à ses juges, il se retrouva seul et condamné à la détention en forteresse, pour purger une dizaine d'années de sa vie. Six ans après la fin de la guerre, ce général tombé en disgrâce écrivit un livre qu'il intitulait Notre révolte.
De «ses opérations Challe», il n'en parle pas ou très peu, car il savait qu'il n'avait point de gloire à en tirer. Et ce dernier coup de grâce fut lorsque son livre fut censuré par son propre gouvernement.
(*) Ancien officier de l'ALN Ecrivain.
(1) «Mémoires d'espoir», de Charles de Gaulle.


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