Hamid Grine est à nouveau sur le devant de la scène littéraire avec «Un Parfum d'absinthe», un roman, quatrième du genre, qui vient consacrer, au besoin, la vocation de romancier chez l'auteur et qui, par la différence qu'il marque avec les autres romans, confirme le souffle romanesque de cet écrivain, aujourd'hui, incontournable dans la vie littéraire algérienne. En quelques lignes, l'auteur tente de traduire dans cet entretien ses intentés romanesques. L'Expression: Votre roman installe un nouveau personnage qui, à la différence des précédents, est construit de façon plus homogène, fonctionnant selon une éthique cohérente au point que l'on est tenté de croire qu'il s'agit moins d'une construction de caractère, que d'une personne intégralement constituée. Qu'en pensez-vous Hamid Grine? Hamid Grine: C'est vrai. Nabil pourrait donner l'impression d'une personne de chair et de sang inspirée d'un personnage réel. En vérité, il n'en est rien. Quand je l'ai construit, je ne pensais à personne en particulier, mais à des valeurs. Je cherchais à construire un être honnête, intègre, intelligente, cultivée. Parfaite? Non, puisqu'elle est velléitaire comme le sont souvent les gens honnêtes et intègres. Elles ne savent pas foncer. Qualité rare: il est fidèle à une seule femme, la sienne, même si son physique avantageux aurait pu lui permettre de séduire quelques femmes sans trop d'efforts. Ce n'est pas pour sa culture seulement que Sarah, sa collègue, est folle de lui. L'histoire, dont la trame semble se tisser autour d'une intrigue unique, finit par se transformer en une double quête: une quête identitaire liée au père, et une quête littéraire liée à un écrivain illustre et non moins controversé, à savoir Albert Camus, et aux écrivains algériens, ceux qui ont inauguré la série des grandes oeuvres algériennes d'expression française. Où est l'alibi ici, parce qu'il y a toujours un alibi? L'alibi, c'est Camus. Il permet à Nabil de faire une quête sur ses origines. De se retrouver face à son père, cet inconnu encore moins connu que Camus! Chemin faisant, il se retrouve en terrain inconnu d'abord, pour ensuite tendre la main à son passé. Le voile d'Isis, qu'il avait devant ses yeux, tombe. Vous avez déjà prouvé, entre autres oeuvres, dans «Comme des ombres furtives», que vous étiez maître du portrait et vous semblez particulièrement friand de portraits de personnages emplis de noirceur, infestés de tares et franchement antipathiques. C'est le cas de l'oncle du héros de votre roman qui patauge, comme dirait Balzac, dans les immondices du coeur humain. Est-ce parce que ces portraits sont plus intéressants du point de vue de l'écriture littéraire ou bien parce qu'ils vous semblent participer d'un certain réalisme social? Des personnages comme l'oncle de Nabil existent dans toutes les familles. Nous vivons une époque de dislocation de la cellule familiale. Il n'y a plus de famille élargie comme c'était le cas il y a une quarantaine d'années où la solidarité était à la fois un attribut et un impératif social. Aujourd'hui, c'est chacun pour soi. Et souvent, les liens du coeur sont plus solides que les liens du sang. Nous sommes dans une société de rapports individuels et de marketing. Tu vaux ce que vaut ton statut professionnel. Cette perte des valeurs est terrible. Le roman ne raconte que la vie, cette vie algérienne, algéroise que nous vivons chaque jour. Ni noirceur ni couleur. Juste une photo. «Un Parfum d'absinthe» est aussi le roman de l'ascension sociale, car hormis le héros, dont l'intégrité est éprouvée jusqu'aux dernières pages du roman, la quasi-totalité de la faune romanesque que vous mobilisez est mue par une logique de rapports de force sociaux, par l'ambition de l'argent, l'ambition du pouvoir ou encore la propension naturelle à exercer celui-ci de façon arbitraire... Votre héros se montre d'ailleurs très critique à ce sujet... J'ai en partie répondu à cette question plus haut. Mon héros est un Algérien positif. Il en existe encore. Mais combien sont-ils? Dans «l'Algiré» d'aujourd'hui, il y a moins de figures positives que dans l'Algérie d'hier. Nous assistons à une inversion des valeurs. Hier, on condamnait l'opportuniste et l'affairiste. Aujourd'hui, ils sont devenus des modèles à suivre. Faute de repères, on se perd... La place que vous ménagez pour la femme dans votre livre est très importante. Le roman commence, d'ailleurs, dès ses premières pages, par une relation à la mère qui est source de conflit et de tension. A cette mère affectueuse disparue, victime du père, se substitue une mère supposée, puis arrive la femme du héros, fidèle, sensible et très éveillée, la tante, franche et alerte et, enfin, celle qu'on pourrait qualifier de second personnage du roman et qui incarne la beauté, l'intelligence, la jeunesse, mais aussi la tentation... Ce sont là des portraits de femmes comme on pourrait les connaître et reconnaître dans la vie réelle... Juste. Là, il ne m'a pas fallu faire preuve de beaucoup d'imagination. Ce sont des personnages courants même dans ma propre famille et dans ce que je vois tout près de moi. Si les femmes ont dans mes romans la part du lion, c'est parce que je suis convaincu-et je l'ai déjà dit- que le salut de l'Algérie vient des femmes, le salut des familles également, et même le salut de l'homme. Un seul exemple qu'on trouve en millions d'exemplaires suffit. Quand une mère de famille se retrouve veuve à 20 ans, elle ne se remarie pas en délaissant ses enfants. Elle les couve et les élève à la force du poignet, quitte à sacrifier sa propre vie et son propre bonheur. Un père de famille, dans la majeure partie des cas, sitôt veuf, s'empresse de se remarier, alors que le corps de sa pauvre épouse est encore chaud. Il y a un proverbe bien de chez nous qui résume tout ça: «L'orphelin est celui qui a perdu sa mère.» Il y a, dans votre livre, un sujet assez sensible qui est évoqué à travers quelques personnages, dont le héros, celui de l'origine juive ou des juifs Algériens... Est-ce une position d'engagement personnel de votre part par rapport à la question de l'identité nationale, un clin d'oeil à cette communauté dans un contexte mondial de retranchements confessionnels? Les juifs algériens ont été les fils de cette terre depuis des centaines d'années. Ils vivaient en bonne intelligence avec la communauté musulmane. C'est le décret Crémieux de 1870 qui a séparé les deux communautés en francisant les juifs. Mais, enfin, il ne faut pas confondre juif et sioniste partisan de l'occupation des terres de Palestine. J'ai des amis juifs, originaires d'Algérie qui sont toujours viscéralement attachés à la terre qui les a vus naître. L'introduction de l'élément juif dans mes romans est un appel à la tolérance et à l'ouverture d'esprit. Je n'ai jamais jugé une personne en fonction de son origine ou de sa religion, mais toujours en fonction des valeurs qui sont les siennes. Les valeurs rassemblent quand la religion ou l'usage qu'on en fait, divise. Les questions ne pouvant épuiser la polysémie sociale, politique et psychologique du roman, inversons la relation entre nous et laissez-moi vous répondre à la question que vous poserez après coup...Hamid Grine, «Un Parfum d'absinthe» est, au jour d'aujourd'hui, votre meilleur roman... Puisque vous le dites, je suis bien tenté de vous croire. D'autres l'ont dit. De mon point de vue, tous mes romans se valent. Ce qui les sépare, c'est mon état d'esprit au moment où je les écrit...