Les témoignages s'accordent à dire que «le livre devient rare, donc cher, et se vend au marché noir». On a entendu le ministre de l'Education, relayé par d'autres hauts responsables, annoncer que rien que pour cette année «il y a suffisamment d'exemplaires pour couvrir la demande nationale en matière de manuels pédagogiques incontournables». Mais la réalité est tout autre sur le terrain. Nous avons rendu visite à huit écoles primaires, dix CEM et cinq lycées de la wilaya d'Alger. 20 librairies, 5 maisons de jeunes et 3 souks (Bachedjarah, El-Harrach et Reghaïa) ont aussi été visités. Nous avons interrogé des élèves, des parents, des libraires et des responsables. Les témoignages recueillis s'accordent à dire que «le livre devient rare, donc cher, et se vend au marché noir». Une parente d'élève du lycée de jeunes filles de Kouba nous a confié : «Il y a un manque terrible, à peu près 5 titres au secondaire, 3 au moyen et 2 en 6e. Je suis très inquiète pour mes filles qui sont en classes d'examen.» Un autre parent partage la même inquiétude en déclarant que ses enfants «souffrent du manque de quelques livres qu'on ne trouve d'ailleurs qu'à des prix exorbitants, surtout ceux des matières essentielles». Une autre, professeur de son état, renchérit: «J'ai cherché durant tout l'été et ce, jusqu'en septembre pour pouvoir me procurer le tome II de maths (secondaire) et physique. Il m'a fallu toute une gymnastique pour trouver un livre.» Beaucoup d'élèves que nous avons rencontrés donnaient des signes évidents d'inquiétude. Et pour preuve, deux mois après la rentrée des classes et à quelques jours des devoirs, ils déclarent: «Nous avons payé les frais au 1er jour de la rentrée et jusqu'à aujourd'hui (21 octobre 2002, ndlr) nous n'avons eu que 5 livres sur 10» et d'enchaîner: «Il nous manque les livres de maths, de chimie, d'éducation islamique, d'arabe...». Une élève en terminale a révélé avec amertume «l'inexistence des livres de philosophie et d'anglais». Une enseignante d'anglais déclare à ce propos: «Moi-même j'en manque. Nous sommes huit profs, on nous a promis 100 exemplaires, puis le chiffre a baissé à 50 et enfin on nous en a ramené une dizaine, les profs n'ont eu droit qu'à 4 seulement. Franchement, si l'enseignant n'a pas son manuel, il n'y a pas de raison de faire des remarques aux élèves et les renvoyer. C'est une injustice. On travaille dans des conditions lamentables, en faisant des photocopies aux élèves ou en passant les trois quarts du temps à écrire au tableau, c'est une torture.» Pour les élèves de 1re AS du lycée El-Idrissi, les livres de chimie, de français et de sciences manquent. Pour les 2e AS, ce sont ceux d'histoire, de géographie, d'arabe (2), de français. Une lycéenne se dit «embarrassée par l'absence du livre d'allemand». Le plus remarquable, selon de nombreux lycéens, est l'inexistence du livre de sciences islamiques. A la question relative à la disponibilité de quelques livres dans les librairies ou les maisons de jeunes, Naïma nous confie: «Nous savons que les livres se vendent quelque part, mais les prix proposés laissent perplexes. Ils sont inabordables et même on pourrait sacrifier 200 DA pour un livre de physique, mais encore faudrait-il le trouver.» Et d'ajouter, à juste titre: «Pourquoi nous laisse-t-on en suspens, nous payons les livres sans les obtenir et nous ne sommes pas remboursés à temps pour nous permettre de les trouver ailleurs». Au CEM de la Place du 1er-Mai l'intendante de l'établissement explique: «On collecte des demandes auprès des élèves, on fait notre commande, laquelle n'est jamais complètement satisfaite. Par la suite, on fait le point avec les élèves, aidés en cela par les profs. On passe une autre commande pour satisfaire toutes les demandes. Ce n'est qu'après qu'on fait l'inventaire, sans restituer le surplus». Pour confirmer ses dires, elle exhibe des dizaines de livres entassés dans l'entrepôt en affirmant: «Ce sont des livres dont on ne pourra pas se servir l'an prochain», avant de glisser: «Il y a 3 ou 5 livres, tous niveaux, qui sont épuisés». Concernant les élèves nécessiteux, elle reconnaît «l'octroi des livres des matières essentielles uniquement», c'est-à-dire 4 ou 5 livres sur 9. Le directeur d'une école primaire à l'Est d'Alger qui est aussi responsable du centre chargé de la coordination et de la distribution du livre scolaire sur une circonscription de pas moins de 13 établissements primaires, nous déclare que, pour cette rentrée, il a pu «réussir une couverture suffisante, ce qui n'est pas le cas tous les ans», avant de se demander, «En tant que responsable et coordinateur de ce centre, je suis appelé à établir un rapport sur l'état des faits, tous les 15 jours...». Sans suite apparemment car, dira-t-il, «il n'y a pas de réunion de coordination à part celle qui se tiendra à la fin du mois d'octobre pour évaluer la rentrée scolaire». Il notera entre autres qu'il y a «un manque inexpliqué de manuels d'éducation islamique et l'éducation civique pour les 5e et 6e». Le directeur d'un lycée à Reghaïa affirme, quant à lui, qu'il y a des livres «disponibles depuis le mois de juin, d'autres stocks sont épuisés et d'autres enfin sont inexistants». Ils sont, en revanche, disponibles dans des circuits hors établissements, dans les librairies et les souks. Et à notre interlocuteur de déclarer que l'inspecteur d'académie est au courant, ce dernier ayant affirmé, lors d'une réunion avec les chefs d'établissements scolaires, que le ministre lui-même est informé sur l'abondance du livre sur le «marché parallèle». Ainsi, les revendeurs dans les souks et les maisons de jeunes, en possession de livres (édition 2002-2003 ONPS) notamment ceux manquants dans la majorité des écoles, CEM et lycées visités, vous satisferont, mais à des prix prohibitifs. Si vous ne trouvez pas un titre, vous êtes assurés, là, de vous le procurer. Le souhait exprimé par bon nombre de chefs d'établissement et d'intendants est de permettre aux librairies de s'occuper de la vente, moyennant une marge raisonnable. De leur côté, les libraires affichent un niet catégorique, refusant les 3% de marge bénéficiaire. «Nous faisons du commerce et non du social. Les tracas bureaucratiques, la demande de plus en plus croissante, le retard dans les livraisons, ça ne rapporte rien et c'est dommage pour tout le monde», dira un libraire d'El-Harrach qui travaille sous convention. Un autre libraire de la rue Hassiba qui ne vend pas de livres scolaires, car non conventionné, a vu se succéder chez lui des fourgons pour lui proposer des cartons. Qui sont ces gens? «Je ne saurais vous le dire...des trafiquants peut-être voulant liquider une marchandise». A El-Harrach, c'est un libraire de Boudouaou, «capable d'alimenter même d'autres demandeurs en gros en qualité et en quantité». On a constaté sur place des acquéreurs partir avec des cartons et même des jeunes revendeurs acheter jusqu'à 3 à 10 exemplaires de livres. Au niveau d'une maison de jeunes, une association a assuré la vente pendant un mois et a épuisé toute la quantité et satisfait la demande.