L'engrenage! La colère populaire a envahi depuis mardi les rues cairotes et l'ensemble du territoire égyptien marqués par des manifestations massives. Cette révolte semble avoir totalement pris au dépourvu les dirigeants du Caire. Cinq jours après le début de la révolution «nilotique», alors qu'une huitième victime était enregistrée hier au port de Suez, le Raïs égyptien observait toujours un lourd silence. Et pour cause! Que pourrait-il bien dire à son peuple au moment même où il lâchait sa police et son armée afin de le museler, tout en interdisant les contacts avec l'extérieur par la neutralisation de l'Internet et des sites de socialisation de masse (Facebook et Twitter). Malgré cela, l'information circule et le monde entier est au fait de ce qui se passe aujourd'hui dans ce grand pays qu'est l'Egypte, assujettie depuis trois décennies par le clan Moubarak. Dans l'optique où Mohamed Hosni Moubarak ne connaîtrait pas le même sort que son homologue tunisien, Zine El Abidine Ben Ali- contraint de prendre la fuite pour se réfugier en Arabie Saoudite -il devra vraisemblablement faire son deuil de son espoir de briguer un nouveau mandat en septembre, ou de passer la main à un membre du clan Moubarak. Espoirs qui se sont quasiment évaporés dans les remugles des gaz lacrymogènes et des balles assassines de son peuple. Un peuple fier qui relève la tête face à une dictature d'un autre temps. En fait, la banderole brandie par les manifestants au Caire «Moubarak dégage» se passe de tout commentaire. Trois décennies «Barakat»! C'est ce qu'entendait signifier au Raïs, le peuple égyptien qui laissa exploser sa colère après des années de courroux rentré. Comme en Tunisie, ce ne sont pas les partis «légaux» ou traditionnels qui ont mené l'hallali, mais bien le peuple qui, les mains nues, affrontait les séides du clan Moubarak lequel, quelques jours plus tôt, plastronnait, comme quoi l'Egypte, «ce n'est pas la Tunisie». Le peuple répond du tac-au-tac: «La Tunisie, c'est la solution». Oui, la «révolution de jasmin» a bel et bien atterri au Caire, avant qu'elle ne le fasse, c'est une certitude, dans d'autres contrées arabes phagocytées par leurs despotes locaux. De fait, le vent de la révolte avait atteint jeudi, le Yémen et la Jordanie ou Sanaa et Amman étaient submergées par des milliers de manifestants réclamant le changement. La flamme de la révolte allumée un 17 décembre à Sidi Bouzid, bourgade de l'Ouest tunisien, s'est ainsi propagée dans nombre de pays arabes, mais ses braises ont bien pris sur les rives du Nil. Après cinq jours de manifestations la révolte s'est installée au Caire, marquée hier par un «Vendredi de la colère» massivement suivi par les manifestants auxquels se sont joints, notamment, les Frères musulmans égyptiens, donnant une dimension plus politique au mouvement entamé mardi dernier par le mouvement socialisant «26 avril» - groupe rassemblé autour des sites de socialisation Facebook, Twitter et Internet. Dans la soirée de jeudi, en prévision de ce «Vendredi de la colère», le ministère égyptien de l'Intérieur avait annoncé que des «mesures décisives» allaient être prises. Cela ne semble pas avoir dissuadé les manifestants qui étaient hier plus nombreux, se comptant en dizaines de milliers, à être descendus dans les rues de la capitale comme des principales villes du pays. Les dirigeants égyptiens ont-ils écouté, ou fait l'effort d'écouter ce que demandait le peuple égyptien? Il semble que non au regard des déclarations alambiquées du président de l'Assemblée nationale (dominée par le PND, Parti national démocratique du président Moubarak), Safouat Al Chérif. Celui-ci croyant, par des mots sans consistance, domestiquer la révolte de la jeunesse qui exige le départ du président et de son clan, faisait la leçon à son peuple, ne le prenant pas au sérieux, en déclarant, jeudi à l'adresse de cette jeunesse, «Nous croyons dans le soutien continu aux libertés et à la participation politique, et plus précisément celle des jeunes», se gardant pourtant d'avancer la moindre proposition relative aux libertés d'expression et de parole, confisquées par le pouvoir du clan Moubarak. Plus lucide cependant, le président de la commission des Affaires étrangères à l'Assemblée nationale, Mostapha Al Fekki, a estimé hier que Moubarak doit aller à «des réformes sans précédent» pour éviter une «révolution» en Egypte, indiquant, dans une déclaration hier à Al Jazeera, «Nulle part au monde, la sécurité n'est capable de mettre fin à la révolution.» Mais n'est-il pas un peu tard alors que le pouvoir a verrouillé toute possibilité pour le peuple de s'exprimer comme de se faire entendre? Ce cri du peuple, un opposant de poids l'a entendu, Mohamed El Baradei, ancien directeur général de l'Aiea (Agence internationale de l'énergie atomique, et dépendante de l'ONU) qui se dit prêt à prendre en charge la transition au régime de Moubarak, indiquant jeudi, à son retour d'exil: «Je suis ici avec l'espoir de continuer à travailler pour un changement ordonné et pacifique», demandant au pouvoir l'arrêt «de la violence, des détentions et de la torture». A Vienne, avant son départ, il a affirmé: «Si la population veut que je mène la transition, alors je ne la décevrais pas». Hier, les Egyptiens se sont livrés à une démonstration que le pouvoir en place ne peut plus ignorer. Mais fidèle à son habitude de la main de fer, et pour parer à cette révolte, le pouvoir égyptien a encore usé de la répression, ne comprenant pas que cette méthode de «dialogue» ne suffit plus, n'est plus opérante, alors que la peur n'est plus là où l'on pense. Notons que la révolte égyptienne a quelque peu embarrassé les chancelleries occidentales qui ne savaient comment réagir à cette soudaine explosion dans un pays qu'ils estimaient sûr et dans lequel le scénario tunisien ne pouvait se reproduire. Pour les Américains et les Européens, Moubarak est précieux, d'autant plus précieux que l'Egypte de Moubarak constitue une tête de pont et un lien entre l'Occident et le Monde arabe, surtout un barrage contre toute velléité d'émancipation arabe comme de savoir neutraliser les revendications arabes et palestiniennes vis-à-vis d'Israël et du dossier palestinien. Un éventuel départ du Raïs égyptien rendrait dès lors les lendemains moyen-orientaux plus qu'incertains. Cela explique, quelque part, le trouble montré à Washington comme à Londres et Paris. C'est évident! Un réveil de l'Egypte induisant un changement, avec tout ce que cela suppose au plan géopolitique et stratégique, risque alors fort de bouleverser la donne et surtout de n'être en rien favorable aux manoeuvres occidentales et israéliennes. Cqfd!