Le Caire, jour d'investiture officielle de Barack Obama. Quatre jours après l'entrée en vigueur du cessez-le-feu dans la bande de Ghaza, la vie n'a pas repris ses droits, elle ne s'est pas arrêtée non plus. Le Caire (Egypte). De notre envoyé spécial L'immense ville tentaculaire, aux vingt millions d'âmes, véritable bazar éventré avec ses étals qui se répandent sur tous les trottoirs, grouille, crie, bout, se déverse. Notons toutefois un profond soulagement des Cairotes depuis que l'aviation cannibale israélienne s'est calmée. La rue égyptienne, comme un peu partout dans le monde arabe, est, bien sûr, de tout cœur avec nos frères Ghazaouis, ce n'est pas l'impression que donnait le régime du « pharaon » Hosni Moubarek. Depuis le début de l'agression israélienne, l'Egypte officielle était au centre de violentes critiques au sein de l'opinion arabe mais aussi des cercles diplomatiques de nombre de capitales du monde musulman. Principal grief fait au Caire : c'est ici qu'a été prononcée la déclaration de guerre israélienne, par la bouche de Tzipi Livni, contre Ghaza, plus tard, on reprochera à l'Egypte de se désolidariser de la « moqawama » incarnée par le Hamas au nom d'une vieille ligne très « realpolitik » et d'un pragmatisme confinant au cynisme. Il a fallu attendre 22 jours pour que Hosni Moubarak dise « ça suffit ! », tenant un discours tout à fait nouveau, sur un ton dur, ce qui fera dire au penseur révolutionnaire Azmi Bechara : « Mais pourquoi n'a-t-il par parlé comme cela depuis le début ? Il parle presque comme nous ! » « Le Raïs a parlé trop tard » La rue égyptienne tient d'ailleurs rigueur à son Raïs de ce long silence de 22 jours, « malheureusement, le discours du président Moubarek est arrivé en retard », dit un chauffeur de taxi. C'est ce que pense aussi Mehamed, 26 ans, vendeur au souk mythique de Khan El Khalili : « L'Egypte est une puissance régionale. Israël nous craint. Si le président avait eu cette attitude dès le commencement de la guerre, Israël aurait pris peur. Tout le monde sait que les Israéliens sont des lâches, c'est même dit dans le Coran. » Mehamed résume les sentiments d'un large secteur de l'opinion égyptienne et arabe quand il lance sur le ton du défi : « Si j'avais la possibilité d'aller faire le djihad en Palestine, je le ferais sans hésiter ; malheureusement, on nous en empêche. Le blocus imposé à la population de Ghaza est trop injuste. J'ai des clients d'El Ariche (ville proche de Rafah) qui m'ont raconté que lors du déferlement des Palestiniens sur Rafah (en janvier 2008), ils s'étaient rués sur les magasins et les boutiques d'El Ariche et achetaient tout sur leur passage, des biscuits, du café, aux paquets de cigarettes. Ils avaient de l'argent mais ils ne pouvaient pas le dépenser. L'embargo devenait insoutenable. » Pour lui comme pour bon nombre de Cairotes avec lesquels nous avons discuté, il ne fait aucun doute que le Hamas est sorti victorieux de cette terrible épreuve de force : « Quand vous voyez le déluge de feu inimaginable qu'ils ont subi, avec des frappes des airs, de terre et de mer, et qu'ils ont tenu avec à peine 15 000 hommes, il faut convenir qu'ils ont réussi un exploit. Ils ne se sont pas pliés », analyse Mehamed. Comme nombre d'Egyptiens interrogés, son exemple est tout trouvé : la révolution algérienne. Mais l'on aurait tort de penser que l'option de la résistance fait l'unanimité ici. Ce fonctionnaire à la retraite qui a vécu toutes les guerres israélo-arabes déclare : « Nous avons beaucoup donné. Le peuple égyptien est éprouvé par les guerres. Nous avons fait celle de 48, de 56, de 67 et celle de 73. Basta ! L'Egypte n'a pas les moyens d'affronter une autre guerre. Ennass ghalaba (les gens sont pauvres). » « Notre situation économique est au plus mal. » Il nous raconte le temps où il y avait « un train qui reliait directement Le Caire à Ghaza. Cela a duré jusqu'en 1967. » Pour cet ingénieur informaticien, gérant d'un cybercafé, Hamas n'aurait pas dû se lancer dans cette guerre : « Qu'est-ce qu'il a récolté à la fin si ce n'est le chaos et la destruction ? », dit-il sur un ton qui se veut raisonnable. Ce n'est pas l'avis de Mustapha qui fulmine : « Dommage qu'on ne nous laisse pas manifester à notre guise, ici, au Caire. Vous verriez, sinon, l'ampleur de la colère populaire en Egypte. » La guerre des Sommets Côté officiel, Moubarek prenait part lui au sommet de Koweït après avoir boudé celui de Doha. Avant de s'envoler pour Koweït city, il avait coprésidé, aux côtés de Nicolas Sarkozy, le sommet arabo-européen de Charm El Cheikh. Cette valse des sommets ne semblait pas susciter plus d'attention de la part des Egyptiens du bas, pas même le rabibochage des frères ennemis, le quatuor Egypte-Qatar-Syrie-Arabie Saoudite. En revanche, les analystes politiques ne se sont pas fait avares de commentaires. Oussama Saraya, le rédacteur en chef du quotidien Al Ahram, salue avec enthousiasme, dans un édito paru hier, le sommet de Charm El Cheikh, en écrivant que « c'est le genre de sommets dont ne sont capables que les grands ». Il souligne par ailleurs que cette initiative, « au vu de la qualité des hôtes » de l'Egypte, « a le mérite de replacer la question palestinienne à la tête des causes internationales qui vont occuper l'agenda 2009 ». L'éditorialiste d'Al Ahram insiste également sur la position forte exprimée par Le Caire au sujet de l'accord américano-israélien sur le contrôle de l'Axe de Philadelphie pour mettre un terme à la « contrebande aux frontières » et le refus catégorique de l'Egypte de cautionner de quelconques arrangements dans la région qui se feraient au détriment de sa souveraineté. Et de répliquer aux attaques massives faites à l'encontre de la diplomatie égyptienne en qualifiant leurs auteurs de « haineux », « d'adolescents » et « d'esprits étriqués ». Autre lecture des faits, autre ton : ceux de l'incendiaire Ibrahim Issa, rédacteur en chef et éditorialiste du quotidien Al Doustour, le journal qui a eu récemment maille à partir avec la justice égyptienne pour avoir évoqué un sujet visiblement tabou ici aussi au Caire : l'état de santé du Président. Usant de son habituel humour grinçant, l'auteur du livre Moubarak, son ère et son Egypte (Moubarak wa asrouhou wa misrouhou), pamphlet qui se vend sur tous les bons trottoirs du Caire) fustigeait hier en ces termes le président Egyptien : « Al hamdou Lillah que le Président n'ait pas attendu le 2000e martyr pour protester. » Et de charger de plusbelle : « Il ne fait aucun doute que tous ces messieurs venus d'Europe ont autant de sympathie pour le président Moubarek qu'ils avaient de l'aversion pour Gamel Abdenasser ». « Qu'a fait l'Egypte pour la cause palestinienne ? », interroge le sulfureux chroniqueur politique d'Al Doustour qui note que l'Egypte a, au mieux, validé le plan d'Oslo « qui a offert une prison où se tassent des millions de Palestiniens ». Et de détailler : « 760 check-points structurent l'espace de vie des Palestiniens, 67 grillages quadrillent les rues, 84 points d'entrée cadenassés régulent le flux des villageois palestiniens, 207 collines artificielles bloquent le passage, 24 segments de routes d'un total de 311 km sont interdits de circulation. » Inchallah « Hussein » Obama… Question d'actualité : Obama a-t-il la clé de cette prison grandeur Ghaza ? Là aussi, la rue égyptienne est partagée. « Nous espérons qu'il change quelque chose à l'état du monde arabe. Je pense qu'Israël s'est empressé de déclarer le cessez-le-feu pour ne pas essuyer le courroux d'Obama », estime un citoyen. Au Caire, d'aucuns le nomment déjà « Hussein », comme s'il était un enfant de leur quartier. « Inchallah Hussein Obama sera meilleur », prie le fonctionnaire à la retraite. « Une chose est certaine : il ne sera pas pire que ce poison de Bush. » « Bush zaouidha khaless » (il avait exagéré). Moins optimiste, Atef Negmi, avocat, président de l'Association de défense arabe note : « Hussein (Obama) est probablement de père musulman. Pour autant, va-t-il changer quelque chose à notre destin ? Fera-t-il mieux que le chef de tel Etat arabe qui, avec ses milliards de dollars, ses moyens colossaux et ses réseaux, n'a rien fait pour la cause arabe ? ». Le quotidien El Masri El Youm titre en une : « Changement à la Maison-Blanche : fin de l'ère du 11 septembre ou bien rafistolage avec du charisme ? » Peut-être est-il encore tôt pour y répondre. On peut néanmoins retenir la boutade de ce vieil homme : « En tout cas, Bush est sorti sur une paire de chaussures jetée à la figure et c'est le plus grand sursaut de dignité arabe ! »