L'idée infernale était celle du maréchal Bugeaud exprimée dans une lettre datée d'avril 1842 au maréchal Soult. En publiant La Destruction des tribus, Chroniques d'Algérie (1838-1847) (*), Mohamed-Laïd Annane, économiste et spécialiste en planification, aborde, à mon sens, un vrai sujet de fond qui invite le lecteur à la réflexion, tout impérativement. La tribu algérienne, de naguère, regroupant des familles à l'état de nature, développait une société construite sur des bases d'unité, de solidarité, de justice et de fraternité et jouait un rôle immense dans la formation de sa propre civilisation. Cependant, la colonisation française en Algérie s'était targuée d'une «mission civilisatrice». Qu'en a-t-il été exactement? La mémoire de la grande Histoire a enregistré qu'au plus fort de la conquête coloniale, le peuple algérien continuait de renforcer sa résistance héroïque contre les armées et les généraux de la France. Néanmoins, lors du «Centenaire de l'Algérie», Paul Azan (1874-1951), général de corps d'armée et historien, pouvait encore écrire dans Les Grands soldats d'Algérie: «La civilisation, avec toutes les disciplines qu'elle comporte, n'a jamais pu être imposée à des pays retardataires autrement que par la force. Aussi est-ce seulement grâce à ses armées que la France qui, parmi les nations apparaît si particulièrement pénétrée de sentiments d'humanité et de générosité, a pu faire régner la paix en Algérie, en Tunisie et au Maroc. Les généraux qui ont dirigé ces armées ne se sont pas bornés, en occupant le pays, à faire cesser la piraterie à l'extérieur et le brigandage à l'intérieur; ils ont organisé l'administration des populations, établi la justice, créé des routes, des chemins de fer, apporté la pratique de l'hygiène et des soins médicaux, institué des écoles, répandu des méthodes de culture agricoles et des procédés industriels, développé la colonisation.» Cet enjolivement de l'oeuvre de la colonisation française ne vaut que ce que valent les intentions de ses auteurs plutôt militaires que politiques. Au reste, à qui cette «oeuvre» a-t-elle d'abord profité et surtout par qui précisément ses bienfaits ont-ils été consommés sans modération, - oui, tous ces bienfaits constituant «le côté positif de l'oeuvre coloniale française» énumérés dans tous les discours de propagande coloniale et imposés par «les hauts faits de l'armée d'Afrique»? Quel est l'objet que se propose Mohamed-Laïd Annane dans ce livre La Destruction des tribus, Chroniques d'Algérie (1838-1847)? Ayant déjà présenté la personnalité de l'émir Abdelkader dans un précédent ouvrage, Chroniques à l'ombre d'un frêne (2008), l'auteur étudie «la décennie 1838-1847 qui est parmi les plus marquantes dans l'histoire de l'Algérie dans la mesure où elle s'illustre par une lutte longue et acharnée comparable, en certains points, à celle de la Révolution de novembre 1954-1962.» L'argument tire sa substance d'une part de la double action militaire et psychologique inscrite dans le projet de colonisation systématique de l'Algérie et, d'autre part de l'organisation de la lutte de libération menée par l'émir Abdelkader et ses compatriotes de 1837 à 1847, autrement dit, dans les faits, après le traité de 1834 signé par le général Desmichels et la reprise déclarée des hostilités en novembre 1839. Les «concepts politiques de l'époque» et «la stratégie déployée par l'occupant colonial» sont présentés dans six chapitres renfermant des épisodes militaires retraçant les efforts de l'armée française pour «conquérir une colonie à la mère Patrie» et des épisodes de résistance et d'attaques de l'armée de l'émir Abdelkader pour repousser l'envahisseur et défaire la conquête. On assiste à une prodigieuse épopée algérienne, mais aussi à l'action destructrice de la société algérienne par les opérations militaires et psychologiques françaises dirigées par le général Bugeaud et ses partisans de 1839 à 1847. On sait que la tâche que s'était donné Bugeaud avait pour devise: «Ense et aratro, par l'épée et par la charrue». Les objectifs étaient que la colonisation provoque l'effondrement économique de l'Algérie (particulièrement sous le règne du dey Hussein) et, par ainsi, la société serait déstabilisée. En conséquence de la conquête, Annane écrit: «La tribu, en tant que fondement structurel, est fragilisée et, en certains cas, détruite. La famille comme cellule de base est altérée, désarticulée. La production et les commerces sont déréglés, affaiblis. La terre et le foncier sont livrés à la spéculation et à la rapine des aventuriers. La colonisation a provoqué une crise sociale: toutes les hiérarchies et les relations sociales sont bouleversées. Un nouvel ordre (colonial) et de nouveaux statuts sont introduits et cela brise l'harmonie sociale, économique et psychologique traditionnelles.» De ce fait la «société indigène» a perdu peu à peu ses repères. En annexe à son livre, M.L. Annane rappelle des extraits de textes officiels de la France concernant les «indigènes» et dont je reproduis quelques lignes: «Arrêté du 29 mars 1841, sur les soumissions et le cantonnement des Arabes. La médaille que doivent porter les Arabes sera faite en fer blanc, hexagone régulier de 2 cm de côté, estampillée d'un numéro d'ordre correspondant au numéro d'inscription du registre du caïd et portera en français et en arabe cette inscription: «Arabe soumis».»... Cela rappelle bien des malheurs! L'auteur du livre La déstructuration des tribus en arrive à cette conclusion: «Au cours de cette période [de 1830 à 1847] la société traditionnelle algérienne a subi du fait de la terreur coloniale (répression, dépossession des terres, déplacements forcés, injustice sous toutes ses formes) un désarroi maintenu par la puissance dominante et un profond bouleversement de ses structures sociales. La base sociale qu'est la tribu a été détruite, dénaturée, les institutions traditionnelles ont été manipulées, détournées à travers la politique de conquête, de soumission et d'appauvrissement.» La tribu, dont le sens a été largement dénaturé par le colonialisme, est une des divisions du peuple; elle consacre un immense groupement de familles liées dans une structure sociale commune et dont l'esprit est formé de sentiments nobles: traditions morales, religieuses, politiques, traduisant des vertus fondées sur la solidarité et le respect de l'autre. À ce sujet, au moins deux chapitres dans le livre de M.L. Annane nous instruisent: L'entourage de l'Emir et l'organisation de la Smala [Littéral. Ez-Zoumala, «Les compagnons»] (chap. III); Institutions traditionnelles et structures sociales (Chap. V). Dans les toutes dernières lignes de son livre, M.L.Annane confirme son jugement. Il écrit: «L'hégémonie des puissances dominantes d'alors poussait les pouvoirs installés à entreprendre des aventures contre les nations faibles. [...] Cette frénésie de conquête d'espaces dits vierges par l'homme «civilisé» qui vient «émanciper le barbare, le sauvage, et l'arriéré», a créé des conditions nouvelles et des réflexes nouveaux qui sont apparus chez un colonisateur que l'Histoire n'a pas manqué de condamner; elle a également reconnu la lutte légitime du peuple colonisé et sa retentissante victoire, un siècle plus tard, sur un oppresseur qui voit, malgré sa puissance matérielle, la fin de son règne.» (*) La Destruction des tribus, Chroniques d'Algérie (1838-1847) de Mohamed-Laïd Annane, Editions ANEP, Alger, 2010, 170 pages.