«Les impérialistes ont toujours été de mauvais écoliers. Ils oublient vite leurs leçons...», Général V. N. GIAP En janvier 1961, voilà cinquante années, tous les analystes et observateurs avertis de la politique coloniale française s'accordent à dire que les glorieuses manifestations de Décembre 1960 viennent de sonner le glas de la longue occupation française de l'Algérie. Reconnu par les plus grandes instances internationales le Front de libération nationale s'impose comme seul et unique représentant de tout le peuple algérien. Divisé, acculé, épuisé par une guerre qui ne lui a coûté que trop, Paris prend des contacts, engage secrètement des pourparlers, cherche par tous les moyens à trouver une solution au problème algérien. Devinant l'issue inéluctable de la guerre, oubliant les bonnes leçons du passé, l'Armée coloniale s'empare dès le mois d'avril du pouvoir; un «Non» catégorique à De Gaulle et à toute idée d'abandon de l'Algérie. Les colons et les ultras, entraînant derrière eux tous les pieds-noirs, le petit peuple, sont au comble de l'hystérie. Les héros de Diên Bien Phû leur promettent plus qu'ils n'en demandent... Après le discours du général de Gaulle, l'hésitation de quelques officiers encore «loyaux» et la prise de conscience des soldats du contingent, l'Armée regagne discrètement ses cantonnements. En fuite, ses chefs, un «quarteron» de généraux putschistes, maintiennent le contact avec les conjurés, s'organisent. Des dépôts d'armes, de munitions et d'explosifs, disparaissent comme par enchantement des casernes, des commissariats et autres SAS. Les désertions atteignent des chiffres effarants. Trompés, déçus, les ultras, les colons et les pieds-noirs ralliés à leur cause, reprennent à leur compte l'insurrection. Chacun veut mener sa petite guerre. C'est à celui qui fera le plus de bruit. Le 20 Mai la presse fait état de l'ouverture de la première conférence d'Evian entre la France et le FLN. On parle pour la toute première fois d'autodétermination. De leur côté, en une ultime opération, les services psychologiques de l'armée coloniale tentent de créer une soi-disant «troisième force» avec qui dialoguer le moment venu. Les 1er et 5 juillet des manifestations grandioses sont organisées sous l'égide du FLN au Clos-Salembier, à Belcourt, à Kouba, à Baraki et à Blida en plein coeur de la Mitidja, pour ne citer que celles-là, pour contrecarrer les actions menées par les services psychologiques de l'Armée. Telle une bête blessée, les partisans de l'Algérie française, par la terreur et l'assassinat, et avec une haine jamais égalée, s'acharnent sur une population sans défense. Le plastic fait des ravages. Chaque jour, les victimes se dénombrent par centaines. Abandonnant leurs biens, des familles entières fuient les quartiers européens. Dès les premiers jours une inscription apparaît sur les murs de la capitale et des grandes villes du pays: OAS. Ces trois lettres, sigle de l'Organisation armée secrète, finissent par faire trembler les Européens eux-mêmes. Des officiels sont enlevés, séquestrés, assassinés. A tous les échelons hiérarchiques des diverses autorités, les complicités, voire la présence de cet «ordre noir», sont indéniables. Toutes les fermes de la Mitidja servent de centres d'entraînement, de caches, de points de ralliement et de bases de départ des expéditions contre des quartiers, des villages et des hameaux. La cité Récazin, Baraki Pour les autochtones, c'est une grande bourgade d'ouvriers agricoles ne dépassant pas les quatre mille âmes et à forte dominance musulmane. Situé à une quinzaine de kilomètres au sud d'Alger et à équidistance entre El Harrach à l'est, Kouba au nord et Sidi-Moussa à l'ouest, Baraki est connu non seulement pour ses magnifiques vergers et ses prestigieux cépages, son succulent muscadet et ses délicieuses «golden» et autres «duchesses» expédiés par bateaux entiers en métropole, mais également pour avoir abrité à partir des années vingt, une importante base d'aérostats et un centre d'essais moteurs pour dirigeables. En Novembre 1942, lors du débarquement des forces alliées en Afrique du Nord, ces aires de stationnement et toute la partie Ouest de la cité Récazin furent transformées en de gigantesques dépôts de carburant, de munitions et d'équipements militaires divers. Dès le déclenchement de la lutte armée et l'appel du FLN, Baraki a vu, à l'instar de toutes les autres villes et villages du pays, les meilleurs de ses fils répondre à l'appel du devoir. Sa position charnière entre d'une part, Alger au nord et les montagnes ceinturant la Mitidja au sud, fait de Baraki une zone de départ et de repli stratégique pour une bonne partie des fidaiyine et autres responsables de la Zone autonome d'Alger et de la Wilaya IV historique. Appliquant les consignes des «frères», tous les habitants du village se sont organisés en groupes d'autodéfense et assurent des gardes de nuit. Plus que deux heures et le premier tour de garde sera terminé. Les hommes tirent nerveusement sur la cigarette cachée au creux de la main pour la protéger du vent et d'une pluie fine et glaciale. De temps à autre, des gosses alertes ramènent du café chaud. Du côté du stade, venant de Kouba ou d'El Harrach, tous feux éteints, plusieurs voitures roulent lentement en direction des «Sampéri». A l'autre bout du village, côté Ouest, venant sans doute de l'Arbaâ ou de Sidi Moussa, autant de voitures convergent vers les «Castello». Réveillés par des appels discrets, tous les hommes sortent renforcer les équipes de garde. Dans toutes les maisons, tous les gourbis, les femmes mettent à l'abri les plus petits, se préparent au pire, retiennent leur souffle. Un silence de mort semble planer sur tout le village. Changeant d'objectif, le puissant projecteur du Centre de transmission situé entre la cité Récazin et Saint-Raphaël, plus connu sous l'appellation de Bentalha, fouille le bois longeant l'oued El Harrach. Distrait, il s'oublie un peu et reste figé sur un terrain vague. Du côté de la gendarmerie et de la SAS, le black-out est total. Devant les casernes des Bérets noirs et des Gardes-mobiles, les sentinelles font les cent pas réglementaires. En silence, profitant de cette fausse accalmie, les hommes bloquent les croisements et les principaux carrefours à l'aide d'obstacles de fortune. Encadrés par quelques fidaiyines, armés de barres de fer, de haches, de fourches ou autres armes blanches, ils attendent de pied ferme la horde d'assassins. Vers les coups de minuit, des cris soudains d'«Allah ou Akbar, Allah ou Akbar», suivis par des rafales d'armes automatiques, déchirent la solitude et le silence de la nuit. La première alerte est donnée par le quartier Est, du côté des «Sampiré». Au cri lancé par le groupe qui venait de s'accrocher avec les membres de l'OAS, succèdent très vite les youyous des femmes. D'abord lointains, les youyous se rapprochent et embrasent en un temps record tout Baraki. Un concert strident qui galvanise les hommes. çà et là, au-delà des youyous et des «Allah ou Akbar», des coups de feu sporadiques. Quartier Ouest, la nouvelle cité Diar El Baraka et du côté des «Castello», de nouveau des rafales d'armes automatiques, des cris d'»Allah ou Akbar» et des lueurs de flammes. Appliquant les consignes, les hommes ont bloqué tous les carrefours empêchant ainsi tout déplacement par voiture des criminels de l'OAS. Le match entre le Crac et le Dros commence Plusieurs automobiles abandonnées par leurs occupants brûlent. Ne s'attendant pas à un tel comité d'accueil, les assaillants battent en retraite. Durant une bonne partie de la nuit, des cris, des tirs de mitraillettes et des coups de feu sporadiques, des youyous et des «Allah ou Akbar», seront entendus aux quatre coins du village sans qu'il y ait une quelconque réaction de la part des militaires ou de la gendarmerie. Alors que quelques membres du commando OAS, à pied réussissent à regagner la villa Sampéri, du côté des Castello. On s'engouffre à sept et huit dans les véhicules pour quitter rapidement le village, la route de l'Arbaâ n'étant qu'à cent pas. Juste avant l'aube, le vent tombe, la pluie cesse. Des carcasses de voitures calcinées fument encore. Aux premières lueurs du jour, une jeep sort lentement de la caserne des Bérets noirs. Au premier croisement et aux premiers cadavres qu'elle découvre, la patrouille donne l'alerte. Militaires, gendarmes et goumiers s'en mêlent. Il faut faire vite. Il ne reste que peu de temps avant la levée du couvre-feu. Au petit matin, quand les gosses peuvent enfin sortir, tous les coins et recoins des quartiers sont fouillés. Une nouvelle journée, un dimanche, aussi «ordinaire» que tous les autres commence. Au stade, il y a foule; des gosses surtout pour assister à la rencontre au programme. Les Crac, cité Récazin athlétic club, contre les Dros, les Diables rouges de Oued-Smar. L'arbitre regarde sa montre, alerte les joueurs puis donne le coup d'envoi. Un peu plus tard dans la matinée, les Sampéri et leurs acolytes préparent une sortie. Des deux côtés de la villa, des groupes se forment. Leurs armes de fortune cachées sous les manteaux et les kachabias, des hommes les attendent de pied ferme. Un membre du commando OAS ouvre une fenêtre et regarde. Aucune issue n'est possible. Un moment après, il ouvre de nouveau la fenêtre et, désespéré, il fait feu sur la foule. M..., est touché. Encore à la fleur de l'âge, il passera le restant de ses jours sur une chaise roulante avant de mourir des suites de ses blessures quelques années après l'Indépen-dance. Alertés par les coups de feu, des jeeps et des GMC chargés de soldats arrivent à toute vitesse. De la villa, on tire de nouveau sur la foule. Sans attendre les ordres, des soldats du contingent, des musulmans, ripostent en ouvrant le feu au fusil-mitrailleur sur l'habitation faisant voler en éclats les fenêtres. Du premier étage, on agite une chemise blanche. Les militaires arrêtent le tir. Les rescapés du commando OAS sont sauvés. Dans les jours qui suivirent, Saout el Arab, l'émission consacrée à la Révolution algérienne, diffusée par la radio du Caire, commente l'événement en révélant que grâce à la vigilance de ses habitants un massacre a pu être évité. Quelque temps après, dans le Jura, au village des Rousses, se tient du 12 au 19 février 1962 une rencontre secrète regroupant des membres du Gpra et du gouvernement français, qui sera déterminante dans le règlement du conflit et fera entrer les négociations entre le FLN et la France dans leur phase active. Alors que les attentats et les crimes les plus atroces commis par l'OAS culmineront après la proclamation du cessez-le-feu fixé au Lundi 19 mars 1962 à 12 heures sur tout le territoire, son chef, le général Salan, est arrêté le 20 avril dans un appartement à la rue Desfontaines à Alger. Devant le déchaînement des violences commises par l'OAS, la plupart des pieds-noirs, les Européens d'Algérie, choisiront l'exil. Un exode qui durera tout l'été, dans une panique incroyable, résultat du fameux slogan «la valise ou le cercueil» lancé comme une dernière et lourde menace par l'OAS. Le 3 juillet, après le référendum et l'adoption des accords consacrant l'accession de l'Algérie à l'indépendance à la quasi-unanimité, le gouvernement français reconnaît officiellement l'indépendance de l'Algérie et remet tous les pouvoirs à Abderrahmane Farès. Le Gpra s'installe à Alger... (*) Romancier, auteur de plusieurs ouvrages dont le dernier édité en France porte le titre: «Djamila ou le temps des sarments»