Mohammed se laisse tenter, fatigué aussi de surveiller la route et d'attendre en vain un bruit de moteur lointain. Il décide donc de s'asseoir au pied d'un énorme chêne liège et s'adosse...Il réfléchit quelques courts instants puis prend le risque de dénouer les gros lacets de ses godasses et finit par libérer ses pieds en ôtant même ses épaisses chaussettes. Quel calme! On ne dirait pas qu'il y a la guerre...L'apprenti maquisard cède à une autre tentation en tirant de son passe-montagne un mégot de cigarette qu'il allume avec mille et une précautions. C'est le fruit interdit, le fruit fatal pour peu que l'ennemi en voit la couleur...braise, pour peu aussi que les frères viennent à le surprendre en flagrant délit de dégustation...de fumée de tabac. Il écrase vite un centimètre du mégot sur la terre moite et ferme les yeux, ses mains toutefois agrippées à son arme posée sur les jambes. A quelques mètres de lui, un craquement le fait soudain tressaillir. Il inspire profondément, retient son souffle une fraction de seconde et comme sous l'effet d'une violente gifle, réalise toute la gravité du chapelet de tentations auxquelles il vient de céder. Au même moment, un très lointain bruit de moteur lui parvient par intermittence. Tout en regardant derrière lui, il s'empresse, tremblant, de remettre ses godasses. Un deuxième craquement dans la forêt dense, un autre, puis un autre encore et bien d'autres de plus en plus près et tout autour de lui jusqu'au moment où, en un éclair, il se retrouve pieds et poings liés puis attaché à l'arbre auquel il était adossé depuis près d'une heure. Un «yemma taâzizt» et un «Ah ! rabbi...» enveloppés de sanglots à peine réprimés échappent de sa bouche asséchée par une peur paralysante et par l'effet de surprise. Ses assaillants restent muets. Ils sont un groupe, de cinq, de six, de huit ou dix peut-être?...Impossible à dire pour l'instant... Qui sont-ils? Sans doute des paras, des commandos...Puis, devant lui, une ombre, un homme grand, se rapproche de lui un poignard à la main pendant qu'un autre le baîllonne. Mohammed se dit, les yeux embués de larmes: «Comme c'est idiot de mourir le premier jour où on a pris le maquis. Et sans n'avoir eu le temps de tirer une seule balle...» Un ultime réflexe de courage et de fierté, pourtant, supplante brusquement sa peur de la mort: il essaie, avec ses pieds liés, mais vainement, de renverser l'homme à la dague scintillante mais celui-ci les lui bloque à même le sol de sa puissante main gauche gantée puis, agenouillé, face à lui, lui taillade très légèrement le cou avant d'ordonner à voix basse qu'on le détache et qu'on lui ôte le baillon. L'un des membres du groupe détache sa gourde et arrose la nuque et le visage de Mohammed évanoui...Vite revenu à lui, il reçoit une gifle qu'il ressent pourtant comme une accolade, et la grande ombre à la dague scintillante lui dit, la voix éteinte: «...Tu comprends maintenant l'importance vitale de nos recommandations? A l'heure qu'il est tu es un homme mort, si, à notre place c'étaient des commandos parachutistes ou...je ne sais pas qui. Et qu'est-ce que tu as fais de ta mission? Hein? Heureusement, de toutes les façons, que nous savions ce que nous faisions. C'était un test et tu t'es comporté exactement comme nous l'avions prévu au QG, c'est-à-dire, de la même manière que le font six djounoud sur dix, des gens de ton âge, quand, pour la première fois et le premier jour de leur tadjnid (incorporation), il leur est confié une mission-test...Allez ramasse maintenant ton arme, relève la tête et suis tes camarades...tu te contenteras de leur obéir. Nous, nous restons à ce même endroit et nous y installons la pièce...». Le ronflement des moteurs du convoi guetté devient de plus en plus perceptible...un kilomètre et demi à peine, peut-être. «Dans moins de dix minutes, il faut être prêt à ouvrir le feu...», commande la grande ombre à la dague scintillante, l'adjudant-chef si Zouaî. Car il s'agit de lui, fort célèbre dans la wilaya X, l'éternel scout, un inconditionnel des SMA qui, malgré son 1,90 m et ses quatre-vingt-dix kilos de chair et de muscles, a gardé un visage d'adolescent. Ses frères djounoud le surnomment «Bleck le roc» parce que ce héros d'une BD au service de la guerre d'indépendance des Etats-Unis d'Amérique a toujours été son idole. Une fois la pièce installée sur une espèce de promontoire caché par des buissons touffus, Si Zouaî rejoint très vite et sans faire de bruit le reste du groupe pour s'assurer qu'ils sont efficacement embusqués.