La localité de Guemmar, un des principaux pôles spirituels de la wilaya d'El-Oued, abrite, depuis hier et ce, jusqu'au 6 novembre, un colloque international de la Tarîqa Tidjaniya. Placée sous le haut patronage de M. le président de la République, cette importante manifestation se propose de jeter les bases d'une véritable réflexion sur le soufisme et son rapport à la mondialisation. Ambitieuse autant que pertinente, cette problématique s'impose par la générosité de son signifié qui accorde une place importante à l'air du temps et au souci cardinal du comité d'organisation d'impliquer davantage la Tariqa Tidjaniya dans un projet de société susceptible de lui permettre de mobiliser tous ses adeptes, de les impliquer davantage dans la formation d'un citoyen conscient et vigilant. Pour les promoteurs d'une telle initiative, la culture de la résistance portée depuis les occupations ottomane et française par le mouvement soufi doit être impérativement accompagnée par son corollaire l'ouverture à autrui porteur de valeurs, d'acquis et de progrès, au droit à la différence. En d'autres termes, cette résistance doit être le socle d'une lutte sans merci contre les iniquités, les injustices, la violence et l'intolérance, étape nécessaire à l'ouverture à la science, au savoir, à l'efficacité pour élever la condition humaine et engager la société dans la voie du développement. Et de la mondialisation bien sûr, bien qu'une nuance soit d'ores et déjà suggérée par les assises de Guemmar, qui soutiennent que le concept en question doit impérativement jaillir en complète rupture avec la négation de l'autre telle qu'imposée par les dogmatiques que par les grandes puissances. En d'autres termes, fidèles en cela à Sidi Abu Madyan qui soutenait à Béjaïa que “de la corruption des grands naîtront certainement les révoltes des humbles”, nombreux sont ceux qui attirent l'attention sur la nécessité de revisiter et/ou de ressusciter, c'est selon, le concept de la culture de la résistance pour mieux réfuter les conditions drastiques imposées par la loi du plus fort et s'ouvrir fièrement et consciemment à la mondialité. Parler du soufisme n'est pas chose aisée. À plus forte raison dans des pays où la culture religieuse ne semble pas être la préoccupation cardinale. Et où, derrière le voile, sans jeu de mots aucun, il n'y a que des apparences. Fort trompeuses, convient-il de souligner, à l'instigation de dévots plus prompts à sanctifier un jeu de massacre qu'à s'élever à l'effet de conforter ce qu'il y a de plus beau sur terre, le trésor de sagesse et d'amour caché au plus secret d'une culture qui nous est pourtant familière. Lorsqu'il n'est pas farouchement contesté, ce chemin spirituel merveilleusement bien éclairé par Sidi Abdel Kader al-Djillani et de nombreuses confréries religieuses, avec à leur tête Tariqa Tidjaniya, est réduit par ses détracteurs à quelques manifestations de représentation et/ou de vénération irriguées le plus souvent par la méditation et le détachement des choses de ce monde. Il aura fallu l'investiture de M. Abdelaziz Bouteflika en qualité de président de la République pour qu'un pan important de la mémoire collective nationale soit réhabilité dans toute sa splendeur. Une splendeur quelque peu ternie pour des raisons politiciennes, il est vrai, par les tenants du wahhabisme, dès les lendemains de la création en 1931 à Alger de l'Association des oulémas par une élite musulmane pourtant majoritairement mystique. Aux antipodes des affirmations hâtives généralement colportées par quelques esprits chagrins dont les sentences approximatives n'avaient pas manqué de plonger le pays dans des situations inextricables, la vénération des saints, parmi lesquels l'honorable fondateur de la Tariqa Tidjaniya, occupe une position privilégiée dans la doctrine musulmane. En ce que ces vénérables serviteurs sont des personnes à part entière que Dieu a élues, des êtres qui se sont patiemment affirmés dans la pacification de leur ego, qui accomplirent les actes de piété nuit et jour afin de parvenir à Son amour et à Son agrément. Illustration merveilleuse que cette parabole de ce sectateur de la vérité au vaste savoir À l'évidence, cette façon de sérier la problématique, initiée on s'en doute par le premier responsable du pays, est des plus judicieuses tant elle est mue par le seul souci de faire reculer les idées reçues et de réconcilier une population, quelque peu déstabilisée, avec sa doctrine que certains esprits chagrins, habitués aux raccourcis les plus courts, tentent à chaque fois de vouer aux gémonies. Pourtant, c'est la mosquée et de nombreuses confréries religieuses qui auront sauvé un patrimoine culturel particulièrement menacé par la crise économique et sociale vécue par notre pays il y a quelques siècles déjà. C'est ce qui explique en partie le développement des confréries religieuses, un développement qui ne se limitera pas aux seules conséquences sur la vie politique et sociale des populations. Puisqu'il contribuera à la sauvegarde et à l'enrichissement de pans importants de la tradition musicale. À partir du XIVe siècle et du somptueux règne de la dynastie des Zianides surtout, une date que choisira l'islam maghrébin pour adopter la doctrine orthodoxe malékite et, comme pour afficher le caractère spécifique de son identité, l'épanouissement d'un mysticisme populaire, d'abord dans les campagnes avant de se répandre dans toute l'Afrique du Nord sous la forme de confréries religieuses dont quelques-unes virent leur popularité embrasser tout le pays et une partie de l'Afrique subsaharienne, avant de se transformer en un lieu de pouvoir incontournable. Comme il est aisé de le constater, la place accordée par la mosquée algéroise à la musique classique dite andalouse, et ce, depuis la fin du XIVe siècle environ, est loin d'être fortuite. Et il n'y a rien d'étonnant surtout si nous nous référons utilement à Jalâl ud-Dîn Rûmi, fondateur au XIIIe siècle de la confrérie des Mawlavîs, ou derviches tourneurs, qui disait : “Dans les cadences de la musique est caché un secret ; si je le révélais, il bouleverserait le monde…” Ou à ce qu'il soulignait un peu plus tard en parlant du rebab : “Ce n'est que corde sèche, bois sec, peau sèche, mais il en sort la voix du Bien-Aimé.” La même source nous apprend que c'est au pacte prééternel entre Dieu et la race adamique que les soufis rattachent la signification du sama'. Ce qui apporte un éclairage certain à la réponse faite par Junayd al-Baghdâdî, le seigneur des soufis, à la question de savoir pourquoi les soufis s'agitaient en extase pendant l'audition de la musique : “Quand Dieu a interrogé les germes, lors du pacte primordial, dans les reins d'Adam, en leur disant ‘Ne suis-je point votre Seigneur ?', une douceur s'est implantée dans les âmes.” Quand elles entendent la musique, ce souvenir se réveille et les agite, est-il souligné dans Tabaqât al-Kubrâ. Illustration merveilleuse que cette parabole de ce sectateur de la vérité au vaste savoir, ce mortifié dans la voie de Dieu, lui qui, vivant au milieu des hommes, pratiquait la modération dans les désirs. La terre entière est une mosquée, enseignait le Prophète Sidna Mohamed (QLSSSL), et le poète en découvre la liturgie cosmique, souligne Roger Garaudy. Sans doute inspiré par les écrits de Jalâl ud-Dîn Rûmî évoquant par le tourbillonnement de la danse des derviches tourneurs la giration cosmique des planètes. C'est Roger Garaudy qui soulignait qu'en Islam, tous les arts mènent à la mosquée, et la mosquée à la prière : “La mosquée, prière de pierre, centre de rayonnement de toutes les activités de la communauté musulmane, est le point de convergence de tous les arts.” Cette force qui s'accumule, le spirituel n'en est que la version sublimée En d'autres termes, le rôle joué par la mosquée algéroise, tant malékite que hanéfite, était loin d'être le fruit d'une quelconque hérésie. Il était, bien au contraire, le reflet lumineux d'une religion où la tolérance et le respect de l'autre étaient loin d'être de vains mots. À ce propos, il serait intéressant de mettre en relief une illustration de ce qui vient d'être souligné en faisant référence à un souvenir ému et reconnaissant rapporté dans son livre Souvenirs et Visions d'Afrique, par l'écrivain français Emile Masqueray à la suite d'une amitié qui le lia à Ali Bensmaïa, un grand érudit algérois qui jouissait dans la haute société musulmane d'une grande réputation de piété et de sainteté, dont il fut, par ailleurs, un élève : “Je viens de passer quelques minutes bien agréables à me rappeler mon bon vieux maître en Islam, le premier qui m'ait révélé le charme discret du mysticisme, le meilleur assurément et le plus doux des hommes. Il s'appelle Bensmaïa ; il habite dans la haute ville d'Alger une petite maison très blanche, dont la porte basse est encadrée d'une bande bleue. Nous avions fait connaissance un jour que la lumière me semblait moins brillante, le regard des femmes moins puissant, l'horizon de la mer plus étroit que la veille et je lui avais plu en traduisant quelques lignes de la Cité de Dieu de Saint-Augustin. L'homme qui a écrit cela était musulman, m'avait-il dit comme je refermais le livre.” Cette parenthèse est loin d'être un simple exercice de style. Elle symbolise merveilleusement bien la culture dans laquelle avait baigné, lors de sa formation religieuse à Alger, Cheikh Abou al-Abbas Ahmed at-Tidjani, le fondateur vers 1781 à Aïn El-Madi, en Algérie, de la Tariqa Tidjaniya. C'est, à l'évidence, dans ces conditions particulières que la culture de la résistance trouvera un terrain de prédilection. Cette force qui s'accumule, rapporte Jacques Berque, a longtemps été indivise, alors que le spirituel n'en est que la version sublimée. La redistribution des biens et des nourritures, l'exercice de l'arbitrage, l'intercession, la protection, l'animation d'un cercle élargi d'adeptes dans des paysages de plus en plus vastes, de mieux en mieux défendus, contribueront à asseoir durablement l'autorité de ceux que les intégristes continuent à vouer aux gémonies. La voie spirituelle telle que portée par la Tariqa Tidjaniya est une valeur, un sentiment, une éthique, un lien social, une organisation et une stratégie des moyens de défense sur tous les plans. De l'Emir Abdelkader au 1er Novembre 1954, dira à ce propos Mustapha Chérif, la cohérence des attributs de cette culture a permis, dès les débuts de la colonisation, de résister quinze années de manière éclatante avant de chasser la caste coloniale à l'issue du cycle de domination. Si la culture de la résistance puise ses sources dans les valeurs spirituelles comme celles du soufisme et des Tariqa qui ont assuré l'intérim de la nationalité, comme disait Jacques Berque, l'Etat algérien mis en place par l'Emir était d'essence moderne et universelle, un Etat fondé sur la responsabilité des différents acteurs sociaux et politiques. L'histoire de l'Algérie est riche de ces ulémas et maîtres soufis, comme Abdelkader, figure emblématique, qui ont à chaque fois assumé leur devoir et organisé la résistance. A. M.