Dans cet entretien, l'auteur de Imarat Yacoubian et Chicago évoque sa méthode de travail, raconte ses angoisses d'écrivain, son parcours littéraire semé d'embûches, et dit sa joie d'être à Alger, pour la première fois. Liberté : C'est votre première visite en Algérie, plus encore, c'est votre première visite au Maghreb. Quand on connaît le succès de vos œuvres dans cette région, ici, au Maroc, en Tunisie, il y a de quoi être un peu étonné… Alaa Al-Aswani : J'ai un grand problème avec cela. Je voyage, en effet, depuis 2002 pour présenter mes livres. Or, la plupart de mes éditeurs sont de grandes maisons occidentales. J'en suis très fier, mais cela veut dire des engagements inscrits dans des contrats. Je me dois donc de présenter mes livres à ces publics. Et cela me prend beaucoup de temps, malheureusement. En fait, pour des motifs de programmation, je n'ai jusqu'à aujourd'hui pas eu l'opportunité de venir présenter mes livres au Maghreb. Mais, il y a une seconde raison, pour être honnête. Je ne me sens pas vraiment à l'aise avec le fait d'être invité par des gouvernements peu démocratiques. Or, dans le monde arabe… (Rires) C'est là une autre barrière. Je ne peux pas défendre la démocratie dans mon pays et accepter d'être invité par un régime non démocratique ! Je préférerais, comme c'est le cas en Algérie, être invité par un éditeur comme Casbah Edition, un acteur non étatique. Mais malheureusement, dans de trop nombreux pays arabes, même les éditeurs doivent demander l'autorisation à leur gouvernement pour m'inviter. J'adorerais rencontrer mes lecteurs dans tout le monde arabe, mais… Et pour être franc, je ressens une terrible culpabilité à ce sujet. C'est pour cela que je suis si content d'être aujourd'hui à Alger ! Votre œuvre ne démarre pourtant pas en 2002… Non, effectivement. Mais mes trois premiers ouvrages, deux recueils de nouvelles et un roman, en 1990, en 1994 et 1998, ont été refusés par l'organisation gouvernementale du livre égyptien. À chaque fois, quelques amis ont financé leur parution, mais à 500 exemplaires ! Et à chaque fois, j'envoyais quelques exemplaires aux critiques littéraires égyptiens qui les ont très bien reçus. À l'époque, j'avais l'habitude de déclarer : “Je suis un écrivain connu et apprécié par la critique, mais sans lecteur !” Aujourd'hui, les choses ont changé, j'ai beaucoup de lecteurs dans le monde (Rires). Mais effectivement, ma carrière est très largement antérieure à 2002, et Imarat Yacoubian. On commence d'ailleurs à publier mes premières œuvres aujourd'hui en Egypte. Justement, Imarat Yacoubian était une dernière tentative, comme une bouteille à la mer… Tout à fait. Après avoir essuyé mon troisième refus, j'ai eu une grande discussion avec mon épouse. Je lui ai dit : “Ecoute, j'ai donné tout ce que j'ai pu à la littérature : j'ai quitté les USA pour la littérature, j'ai refusé d'aller dans le Golfe, où, avec mon diplôme américain, j'aurais fait fortune. Mais, la littérature ne m'a apporté que des problèmes. C'est bon, on arrête tout. Je ne me préoccupe plus de littérature, je ne me préoccupe plus de l'Egypte. J'ai essayé, ça n'a pas marché, je ne sais pas pourquoi, mais maintenant j'arrête. Et on s'en va.” J'ai décidé d'émigrer en Nouvelle-Zélande, et je me suis documenté à fond sur le sujet. À tel point que je pourrais encore aujourd'hui donner des conférences sur les dossiers à fournir et les formalités pour émigrer en Nouvelle-Zélande ! (Rires) Mais, j'ai dit à femme, il faut quand même que j'écrive encore un dernier roman, un dernier salut, une forme d'au revoir à la littérature. Et après on s'en va. Je serai dentiste dans mon nouveau pays et voilà. Ce dernier livre, c'était Imarat Yacoubian… Une reconnaissance tardive, mais intense… Avec Imarat Yacoubian, j'ai tout eu. La reconnaissance, la gloire, etc. Je pense que peut-être je méritais ce succès avant. Parce qu'avant Imarat, j'ai beaucoup travaillé. Mon père qui était écrivain* m'a dit une chose très belle à ce sujet : “La littérature est comme une princesse très belle, qui attend le prince charmant dans son château. Tu dois toujours donner tout ce que tu as pour convaincre la princesse de ton amour pour elle. Et si tu réussis à la convaincre, elle viendra t'ouvrir la porte du château.” Aujourd'hui, j'ai de la chance, la porte est grand ouverte… Imarat Yacoubian avait tout pour plaire : une langue très simple et très belle, une histoire à plusieurs voix, des personnages figurants, des espèces et des problèmes assez typiques dans le monde arabe et le Maghreb (l'islamiste, le laïc, l'homosexuel, le parvenu, etc). Sexe, politique, amour, les trois côtés du triangle de la mort de la littérature arabe sont saillants sous votre plume… Il y a deux choses ici. La première c'est pour moi, un roman est par définition une vie. Une vie sur papier, qui ressemble à la nôtre, mais qui est plus profonde, plus signifiante et plus belle. Et donc, tous les éléments qui sont signifiants dans notre vie quotidienne, l'amour, le sexe, la mort, doivent être présents dans le roman. Parce que vous êtes en train de construire une vie sur le papier. Ensuite, comme le dit si bien Garcia Marquez : “Le bon sujet ne suffit jamais pour faire un bon roman. Mais un bon roman présentera toujours un bon sujet. Même s'il s'agit d'une petite histoire d'amour, si c'est un bon roman, alors vous redécouvrirez un aspect de l'amour que vous aviez oublié.” C'est une très belle phrase, je la trouve pleine de sens. Comment, après un tel succès, affronte-t-on l'écriture de son roman suivant ? C'est très simple, je me suis arrêté d'écrire pendant un an, à cause de cela. Je me suis dit : “Il faut absolument que tu restes tranquille, parce que tu es dans un moment très dangereux. Tu dois absolument oublier le succès de Imarat, avant de commencer à écrire.” Si vous avez le succès dans la tête en écrivant, alors ou bien vous aurez peur de l'échec, et cette peur est paralysante, syndrome de la page blanche, etc. Ou pire encore, vous allez tenter de reproduire la formule du succès. Et ça c'est très dangereux. Il n'y a qu'une seule voie : rester fidèle à la littérature, rester fidèle à la princesse. J'ai tout arrêté, et je n'ai commencé à écrire Chicago, que quand j'ai réussi à oublier le succès de Imarat. Cela m'a pris un an. Comment en êtes-vous venu à Chicago ? C'est une bonne question. J'ai toujours eu des projets de romans, 4 ou 5 à la fois, parfois très fouillés, très détaillés. Mais, il y a beaucoup de choses en commun entre écrire un roman et avoir une histoire d'amour. Vous ne pouvez pas décider comme cela d'entamer une histoire d'amour. Vous allez au-devant de gros problèmes si vous faites cela. Et à la fin d'une histoire d'amour, il faut faire une pause, avant de repartir vers de nouvelles aventures. Pour le roman, c'est pareil. Quand j'ai fini d'écrire, je regarde ce qu'il y a dans mes projets, et j'attends. J'attends ce que j'appelle “le sentiment”, l'émotion. Du temps passe, et je ressens “ce sentiment” pour un de mes projets. Je sais, par exemple, que c'est Chicago, que je vais écrire. Ensuite, pareil, j'attends que l'émotion monte, puis là je me mets au travail, tous les matins, à partir de 6 heures pour au minimum quatre heures de travail. Tant que je n'ai pas de sentiment, je n'écris pas. Vous êtes allé puiser votre inspiration pour Chicago, plus profondément, dans votre propre histoire… On utilise toujours son expérience humaine quand on écrit. Chicago n'est pas une autobiographie, mais il démarre de ma propre expérience. Le premier jour de mon installation à Chicago, j'ai ouvert ma fenêtre et la première chose que j'ai vue, ce sont des Noirs en train de fouiller des poubelles pour se nourrir. C'était, pour moi, une scène incroyable. C'était dans les années 1980, j'étais un jeune étudiant, je me disais : “Mais qu'est-ce qui se passe ici ?”. Pour moi, ce genre de scènes était réservée au Tiers-Monde, à mon Egypte, mais pas ici aux USA. J'ai décidé, dès ce jour, d'ouvrir grand mes yeux pour recueillir cette expérience américaine très riche. Je me disais que ça me servirait peut-être un jour, pour un roman, qui sait. J'ai donc toujours eu cette intention de comprendre l'autre Amérique, de comprendre la douleur des émigrés arabes dans ce pays. C'est un vrai drame. J'ai donc conservé toute cette expérience dans un coin de ma tête. Et puis un jour “le sentiment” pour cette histoire est venu. Et j'ai écrit Chicago. On vous compare aujourd'hui au célèbre défunt Naguib Mahfouz. Vous évoquez plutôt une forme de filiation… Naguib Mahfouz est un des plus grands romanciers de l'histoire. Il a commencé en créant le roman égyptien moderne, puis, fait très rare, l'a fait évoluer avec lui durant trente ou quarante ans. C'est une de mes influences majeures, avec mon père. J'ai eu la chance de le connaître personnellement, car justement, c'était un ami de mon père. En 1981, quatre ans après sa mort, j'ai rencontré par hasard Naguib Mahfouz à une terrasse de café d'Alexandrie. Je me suis présenté, il m'a invité à prendre un café, et là j'ai passé deux heures en sa compagnie. Ces deux heures ont changé ma vie. J'avais cette angoisse, et cet esprit pas très clair, qu'on a tous quand on est jeune. Naguib m'a dit une chose très simple : “Si tu veux être écrivain, alors l'écriture doit être ta seule récompense.” Si tu attends quelque chose de l'écriture, alors abandonne. C'est très proche de ce que me disait mon père. Autre leçon, son immense modestie, avec le garçon, et même avec un “critique” littéraire qui n'était là que pour le descendre. Quand j'ai tenté de m'interposer, il m'a dit : “Je suis démocrate. Et si tu l'es aussi, alors tu dois laisser parler ce monsieur.” C'était vraiment une immense personne. Revenons au début. C'est votre première visite en Algérie. Connaissez-vous un peu notre littérature ? Je dois dire que j'en ai une connaissance insuffisante. C'est tout à fait de ma faute, mais c'est aussi celle des gens qui ont le pouvoir dans le livre en Egypte. Ceux-ci ne font pas le travail qu'il faut pour présenter des littératures comme la vôtre, ou celle des autres. Cela dit, je m'intéresse, j'ai lu de nombreux auteurs comme Tahar Ouettar, j'ai rencontré Boualem Sansal, etc. Mais, pour vous parler franchement, je suis un admirateur de Mouloud Feraoun ! En 1995, quand j'ai découvert Le fils du pauvre, j'en ai fait des photocopies, une cinquantaine, je me souviens, pour les distribuer à mes amis ! Il existe une classification inévitable chez les romanciers, les moyens, les bons et les grands et très grands romanciers, qui ont cette connaissance de l'âme humaine qui les rend exceptionnels. Je pense que Mouloud Feraoun est un très grand romancier. Evidemment, les romanciers, les meilleurs, ne sont pas forcément les plus connus ou reconnus. La vie n'est pas juste et la littérature n'est pas juste, c'est comme cela (Rires)… Entretien réalisé par Rachid Alik