«Si tu veux changer l'ordre politique dans ton pays, je ne pense pas que tu puisses le faire avec un poème ou un roman, de préférence engage-toi dans la politique directement...», nous confiera-t-il. Né en 1957 au Caire, Ala El Aswani continue, à ce jour, à exercer son métier de dentiste, dans le quartier où il a grandi, Garden City. Son père, lui aussi écrivain, l'a aidé et formé jusqu'à ses 19 ans. Diplômé de l'université du Caire, il part à la fin des années 80 aux USA, à Chigaco pour un magister de chirurgien-dentiste. De retour en Egypte, il apprend l'espagnol, publie difficilement un roman et deux recueils de nouvelles, jusqu'en 2002, où arrive le foudroyant succès de L'immeuble Yacoubian. C'est un best-seller adapté en film qui a connu, d'ailleurs, un grand succès en Egypte. C'est un véritable phénomène, avec 10.000 exemplaires, vendus en quelques mois et un film avec une grande mobilisation de moyens et d'acteurs célèbres. Très vite, poussé par la rumeur, le livre s'est répandu dans le monde arabe et a été traduit en anglais, puis en français. «Il pose un regard tendre, affectueux, plein de pitié et de compréhension sur ses personnages qui se débattent tous, riches et pauvres, bons et méchants, dans le même piège. Alaa El Aswani ne cherche pas le scandale. Il nous dit simplement que le roi est nu. Il nous montre ce que chacun peut voir autour de lui, mais que seule la littérature rend vraiment visible.» Nous comprenons un peu mieux comment va l'Egypte, certes, mais aussi comment va le monde et - peut-être également - pourquoi explosent les bombes..., lit-on en quatrième couverture de son roman. Son nouveau roman, Chicago a eu, lui aussi, un grand succès. Nous l'avons rencontré pour vous, à Alger où il est venu accompagner la sortie en avant-première du film Imarat Yacoubian sur initiative de la société de distribution Md Ciné. L'homme simple et rieur répond à nos questions. La littérature et la politique, un rapport étroit? Le combat le plus difficile est celui de la démocratie. La littérature est un art de gauche, autrement dit, qui tend à défendre l'humanité, l'égalité, les pauvres, la justice sociale. La littérature ne doit pas être employée comme instrument politique. Ce serait une faute monumentale. Cela nuit à cet art. La littérature se doit d'être composée de valeurs humaines qui lui assurent sa pérennité et son universalité. Si tu veux changer l'ordre politique dans ton pays, je ne pense pas que tu puisses le faire avec un poème ou un roman, de préférence engage-toi dans la politique, directement. Le souci d'objectivité dans la relation d'une réalité, fût-elle extrêmement sensible, voire désobligeante et, par conséquent, difficile à exprimer, ne porterait-il pas, a contrario, préjudice à l'imaginaire de l'écrivain? Il y a une différence entre la fiction et la non-fiction. La fiction est un art. Dans la fiction, il faut être objectif mais on a un engagement pour la liberté. Dans mon roman, mon engagement sera beaucoup plus libéral, il sera pour l'humanité. On écrit un roman non pas pour défendre les Egyptiens, les Algériens, les Turcs. On écrit un livre pour défendre les valeurs humaines. Dans un grand roman, vous n'allez jamais penser au personnage selon sa religion ou son background ethnique. Vous allez penser aux personnages comme être humains. Ça c'est important. Dans chaque littérature, il y a deux éléments: d'une part, l'élément local dans lequel le romancier utilise sa connaissance de sa société. C'est l'élément le moins important, d'autre part, il y a surtout l'élément humain qui donne plus de valeur littéraire au roman, qui pousse à la lecture du roman pour qu'il soit apprécié dans toutes les langues. Je prendrai comme exemple les deux célèbres écrivains russes du XIXe siècle Tolstoï et Dostoviesky. Ils ont décrit l'état de la société russe de cette époque, actuellement révolue. J'utilise l'expérience humaine certes, mais je ne copie pas la vie des gens. Je les utilise pour m'en inspirer et faire mes personnages. Dans votre roman, adapté à l'écran Immeuble Yacoubian, c'est tellement réel et vivant à tel point qu'on se demande si vous les avez côtoyés, ces personnages. Tout ce que j'ai écrit est tiré de la vie. C'est pour cela que j'ai écrit Chicago car j'y ai vécu. Je n'ai pas écrit New York, ni Boston. La définition d'un roman pour moi, c'est une vie sur du papier qui ressemble à notre vie quotidienne mais qui est plus profonde, plus signifiante. Et alors ce que je veux faire c'est être capable de produire des personnages réels, qui vivent sur le papier. Et selon ces personnages, on va discuter tous les sujets qu'on peut imaginer. L'intention, les motivations pour écrire un livre, ce ne sont pas les idées. Quand j'ai des idées à exprimer, j'écris un article, un roman, c'est beaucoup plus profond. Quelles ont été les répercussions à la sortie de votre roman? Je n'ai pas été interdit, j'ai eu un refus de publication du gouvernement. Il y a une différence. L'équation en Egypte est la suivante: l'écrivain écrit ce qu'il veut mais le gouvernement fait ce qu'il veut. Ce sont mes amis qui payaient pour publier mes oeuvres sur les journaux. Il faut faire la différence entre les personnages et moi-même. Je ne suis pas d'accord du tout parfois avec l'opinion des personnages. Ce sont des personnages indépendants. Ils ont absolument le droit de penser, de faire ce qu'ils veulent. Et moi, souvent, je ne suis pas d'accord. Naguib Mahfoud est un grand écrivain qui a eu le prix Nobel mais je crois qu'il en existe au minimum vingt autres qui le méritent. Je pense à Mahmoud Darwich, Youssef Dris en Egypte, Yahia Haki, Taha Hossein. (...) Youssef Chahine est pour moi un grand homme, un artiste de gauche qui a toujours su défendre son peuple. En Algérie, je crois qu'on a perdu un grand nom: Mouloud Feraoun. Je me souviens qu'après avoir lu le Fils du pauvre, j'avais acheté 50 exemplaires de ma poche et les ai distribués à mes amis. On ne doit pas oublier que le prix Nobel est occidental. C'est un prix pour les Occidentaux. Et de temps en temps, ils font un cadeau de Noël pour les autres... Justement, récemment, Adonis a exhorté les Arabes à ne rien attendre du prix Nobel. Un écrivain ne doit pas attendre un prix. Votre prix c'est d'être apprécié par vos lecteurs. Il faut rester fidèle à la littérature. Mon père était écrivain. Il m'a dit, «tu dois savoir que la littérature est une princesse, la plus belle du monde. Elle vit dans un château et tu dois tout lui donner et à un moment donné, elle va ouvrir les portes». Comment arrivez-vous à concilier votre métier de dentiste et celui d'écrivain? Jusqu'en 2002, je devais travailler comme tous les dentistes du monde. Comme vous le savez, on ne peut pas vivre de la littérature dans le monde arabe. Je suis une exception. Depuis que je suis devenu un romancier à best-seller, j'aurai pu le quitter mais j'insiste pour pratiquer mon métier, deux jours par semaine. Je pense que c'est très important de garder ce contact humain avec des gens très différents. C'est une fenêtre. J'écoute les gens, j'essaie de les comprendre et je pense que c'est essentiel pour un romancier de garder ses liens avec les autres et les pieds sur terre, tout à fait. Votre avis sur le Salon international du livre de Paris qui a placé cette année Israël pays invité d'honneur? J'ai boycotté le Salon et j'ai publié un communiqué à l'Agence France-Presse qui a été répercuté sur tous les journaux français, dans lequel j'ai dénoncé cette propagande israélienne au profit d'un pays qui commet des crimes contre l'humanité. J'ai été attaqué par la suite, avec virulence, par la droite française.