Depuis 35 ans, nous regardons Alger avec les yeux de Zinet. Depuis la découverte de Tahya ya didou (1970), film intelligent, humaniste et drôle, nous nous surprenons souvent à imaginer quelles scènes, parmi toutes celles que nous vivons au quotidien, pourrait tourner l'artiste. Elles sont nombreuses, fortes. Nous en retiendrons trois : scène 1 : attroupement devant la mairie de La Casbah. Un enfant, à peine âgé de 5 ans, retire tout doucement sa main de celle de son père. Il traverse le boulevard du front de mer, se retrouve devant la rampe et se met à regarder, les yeux grands ouverts, la jetée du port Ras El-Moul. Notre ami le flic débonnaire, 120 kg minimum, le pantalon retenu par de larges bretelles, a tout vu. Il se dirige vers l'enfant, le prend par la main pour le ramener vers son père. L'enfant se débat quelque peu et il crie : “Emmène-moi au port ya didou ! Emmène-moi au port ya didou !” Le policier parvient à le calmer en lui promettant de l'y emmener le lendemain. Lorsqu'ils reviennent auprès du père de l'enfant, on reconnaît alors le petit Redouane de Tahya ya didou, dans son shangaï intact. Scène 2 : un petit vieux, au chapeau de paille et à la bonne tête, sort des locaux de la Sécurité sociale satisfait. Il s'arrête sur le bord du trottoir, fouille dans son couffin, retire un walkman qu'il ajuste à ses oreilles. Au moment où il glisse la cassette dans son appareil, nous pouvons lire sur cette dernière : “El-Anka.” Il met en marche. Son sourire devient éclatant et sa démarche pleine d'entrain. Scène 3 : ils sont tous là devant le théâtre : les retraités, leurs journaux repliés sous le bras ; les ménagères, leurs couffins vides car elles ont oublié de faire leurs courses ; les ressortissants des pays du sud du Sahara, qui tournent le dos à la mer ; tous les banquiers : les vrais avec leurs chemisettes claires et cravates à l'américaine, les faux qui travaillent sur le trottoir avec leurs devises soigneusement rangées dans leurs sacoches et leurs téléphones portables en bandoulière ; des écoliers et des écolières, leur énorme cartable sur le dos ; des acteurs, des actrices, des artistes parmi lesquels nous pouvons reconnaître “le photographe”, avec sa casquette russe des années 1920, George Arnaud dans son short à l'anglaise, Momo et son béret à la “Che Guevara” ; les dockers, et aussi les chômeurs du coin et des alentours. En somme, une grande foule heureuse attendant avec impatience l'ouverture des portes du théâtre pour assister à la première du dernier chef-d'œuvre de Zinet, Djib el kechouten, comme l'indique l'enseigne géante en lettres rouges. Le lendemain, le même lieu : vide et triste. Sur une petite pancarte moche, accrochée derrière l'une des portes du théâtre, on peut lire, en lettres manuscrites e maladroites : “Représentations annulées, pièce interdite.” Nous revenons à notre triste réalité. Nous sommes bel et bien en 2005 et Mohamed Zinet est bel et bien mort. B. K.