Pierre Clément apporte, dans cet entretien, son témoignage sur l'une des figures emblématiques du cinéma algérien, le cinéaste qui n'a réalisé qu'un seul film, le chef-d'œuvre Tahia ya Didou, son ami Mohamed Zinet. Il parle également de Djamel Chandarli, du cinéma algérien en général et de leur destin après l'Indépendance. Liberté : On parle de l'existence de différentes copies du seul film de Zinet, Tahia ya Didou. Que pensez-vous de celle projetée lors de ces rencontres ? Pierre Clément : Effectivement, il y a des plans qui n'ont rien à voir avec le film. On sent qu'il y a des plans qui ont été ajoutés. Ce ne sont pas les plans de Zinet. Il y a des images ajoutées et d'autres enlevées. Qui a touché à l'œuvre, qui l'a manipulée ? Je ne pourrai pas vous dire. Il y a un long travelling qu'on a filmé à Alger, je ne sais pas le situer actuellement mais c'était au niveau du siège de Renault. Ce plan-là, par exemple, a complètement disparu. À quel moment on a touché au travail de Zinet ? Je ne sais pas. Seulement, je dis que c'est grave de manipuler une œuvre, d'autant plus que l'auteur n'est plus là. C'est vrai qu'il y a beaucoup de chefs opérateurs qui ont travaillé sur le film, mais il y a des personnes qui sont venues changer le travail original, enlever et refaire des petits montages. Le film, je l'ai vu en trois versions différentes. J'ai même vu à Alger une version où, à la fin du film, on voit des usines. Ce qu'il faut chercher maintenant c'est à quel moment le film a été manipulé avec ou contre l'avis de Zinet. Même si, à l'époque, Zinet était un petit peu perturbé. La commande de la wilaya d'Alger a été la seule chance pour Zinet de faire son film… Effectivement, Zinet a trouvé une alternative pour faire un film et il l'a saisie, alors qu'il était empêché de faire des films en Algérie après l'Indépendance. Quelle est la version originale à la sortie du film en 1970 ? Le film n'a jamais eu de sortie officielle, donc on ne peut pas dire exactement quelle est la version originale, d'autant plus que beaucoup de chefs opérateurs on travaillé dessus. C'est grâce aux cinémathèques que le film a pu être connu. Moi, je l'ai présenté une fois à Paris et une fois ici. J'ai lu des articles et tout le monde dit que c'est un chef-d'œuvre, même si je ne sais pas ce que le mot chef-d'œuvre veut dire. Je sais que Zinet a fait un film qui est l'expression de ce qui se passait, il savait voir et observer. Sur le canevas original, est-ce qu'il y avait les scènes de torture ? Effectivement, les scènes de torture existaient sur le scénario que m'avait remis Zinet au début. J'ai tourné pendant une année, puis Zinet a ajouté des plans et des fresques en faisant appel à d'autres chefs opérateurs. Dans l'ensemble le film est bon. Comment s'est passé le tournage lorsque vous avez travaillé dessus ? Pour les caméras, je me suis adressé à Yacef Saâdi, Casbah Film, qui m'avait donné une caméra pas très appropriée au tournage. Alors, je suis allé voir l'armée, en ma qualité de moudjahid, ils m'ont montré des caméras toutes neuves et m'ont dit : “Prend ce que tu veux, il faut juste restituer le matériel à la fin du tournage.” J'estime qu'on a tourné comme des professionnels, et Bruno Muelle est venu par la suite pour faire les scènes avec les gosses. Je suis vraiment jaloux de lui parce qu'il a fait de très belles images. Dans quel genre cinématographique classez-vous Tahia Ya Didou ? Je ne dirai pas que c'est une fiction, documentaire ou autres genres, je dis simplement que Zinet est un poète qui s'est débattu à travers des images, à travers sa vision de son pays. Il a exprimé sa vision de l'Algérie de l'époque. Le film a été restauré et on a tiré une copie pour les besoins de l'Année de l'Algérie en France… C'est encore une autre copie. Il existe deux copies en France et une autre en Algérie. La copie restaurée n'est pas celle sur laquelle j'ai travaillé. Les négatifs on ne sait pas où ils sont, même celui qui s'est occupé de la restauration et du tirage n'a pas pu me le dire. On cherche également les négatifs du Cinquième réfugié et de l'ALN au combat, que j'ai filmés. Je ne sais pas où ils sont éparpillés. Après l'embuscade dans le djebel, c'était fini pour moi de filmer mais je reconnais toujours les images que j'ai réalisées. Comment avez-vous vécu tout cela, un Français parmi les combattants algériens et membre de l'ALN et être considéré comme traître en France ? Pendant très longtemps on a été considéré comme des traîtres, ça a duré dix ou vingt ans. Je n'ai pas décidé d'être d'un côté ou de l'autre. J'étais avec René Vauthier en Tunisie, on faisait des films pour les Tunisiens et puis je me suis retrouvé avec des djounoud qui venaient en Tunisie et repartaient aux frontières. Il y avait de véritables infrastructures. Boumendjel, qui formait le premier service de presse, Lyazid aux Etats-Unis pour les relations extérieures, Djamel Chandarli, en 1957, qui envoyait les premières images de la lutte armée là-bas, il y avait Bentobal, Fanon. C'est Boumendjel qui m'a demandé si je m'intéressais à la Révolution, alors que je travaillais pour les Tunisiens. C'est ainsi que le contact s'est vite établi. Même si je n'étais pas politisé, contrairement à René qui lui l'était vraiment, il y avait ce contact. Un feeling. C'est comme par rapport à ici à Béjaïa, je reviens au bout de deux ans et il y a toujours ce petit quelque chose. C'est comme ça que Djamel Chandarli m'a dit qu'on allait filmer Sakiet Sidi Youcef aux frontières et que Réda Malek, une fois sur les lieux, a même tenu la torche. Il y avait le bombardement, je voyais qu'il y avait des réfugiés, qui venaient nécessairement de quelque part, et c'est là que je me suis dis qu'“il faut aller au combat”. Une fois les images filmées, je suis allé les développer en Italie, puisque j'avais en même temps un film avec Serge Michel sur Bourguiba. Vous avez fait quelque part le reporter de guerre ? Oui, on a été des reporters de guerre. Je m'étais armé d'une caméra, mais un peu inconscient. C'était une question de survie qui avait commencé dans le djebel et puis à l'arrestation et à la torture, quatre ans de prison 1958-1962. J'ai même eu droit à un peu de rabais. Après, c'était la construction du cinéma algérien, et il y a beaucoup à dire. Quelle image gardez-vous de Zinet ? Ça me fait plaisir de répondre à cette question parce que ça veut dire que tu as vu son film et même s'il n'est plus là, il sera présent pendant très longtemps parce qu'il a fait un film. Qu'est-ce qu'on peut demander de mieux ? Un seul et unique film… Voilà la question, il aurait pu en faire trois, quatre ou beaucoup plus et apporter beaucoup de poésie. Mais, c'est toute l'histoire du cinéma algérien qu'on est en train de remettre en question. Pourquoi maintenant il est stoppé ? Pourquoi certains ont dépensé tout l'argent pour aller à Cannes ou ailleurs ? Pourquoi on n'a pas construit un cinéma comme on construit une maison avec des fondations, des murs et un toit. Là, on a eu des petites paillettes, deux ou trois films, je parle des dix ou vingt années après l'Indépendance. Le destin du cinéma algérien, c'est quelque part le destin de Zinet et Djamel Chandarli ? Je suis d'accord, Djamel Chandarli avait beaucoup de talent, il a fait des courts métrages. Je crois que si Zinet a fait son film, c'est parce qu'il a vu le sort de Djamel. Je ne sais pas où est Zinet, mais je suis très heureux pour lui qu'il ait floué toute cette organisation. Parce que le pauvre Chandarli, — le cinéaste qui avait donné les premières images de la Révolution avec Yasmina notamment, première fiction algérienne, c'est beau, c'est de la poésie —, n'a eu droit qu'à un cinéma à Constantine, et je ne sais même pas s'il existe encore. Un copain, que j'ai retrouvé cinq ans après, qui me dit qu'il est restaurateur, ça veut dire ce que ça veut dire… C'est pourquoi j'en veux à ceux qui ont dirigé ce cinéma de ne pas avoir su distinguer ceux qui avaient de la poésie dans leur travail. Chandarli avait un projet de long métrage… Oui, Les Fusées de la liberté. J'ai encore le scénario, il ne l'a pas fait parce qu'on lui a mis des bâtons dans les roues. C'est la même chose que Zinet. Zinet et Chandarli ont été victimes de leur talent ? ll Exactement. Vous vous rendez compte que Chandarli, du temps où il était au Centre culturel algérien à Paris, il faisait le projectionniste ! Lui, faire le projectionniste ? Qu'est-ce que ça veut dire ? W. L.