Elle était à la chanson ce que fut sans doute Arthur Rimbaud à la poésie. Comme le bourlingueur tourmenté dont la vie a été marquée par l'errance, H'nifa, de son vrai nom Ighil Larbaâ Zoubida, noyait dans la muse ses chagrins, ses déchirements et ses blessures. En quête d'un bonheur jamais éprouvé, cette femme à la beauté insoupçonnée et au caractère rebelle très tôt étalé incarne le destin tragique de nombreuses femmes kabyles confrontées, dès leur prime enfance, à la misère, à la souffrance, à l'exil du mari et à l'amour sans cesse contrarié. Né en 1924 à Ighil M'henni, petit hameau qui surplombe la ville d'Azzefoun, H'nifa montre très tôt son goût prononcé pour la chanson. Son caractère, un rien autiste, suscite l'inquiétude de ses parents qui décident alors de la faire consulter par un médecin. Diagnostic : “Elle se porte à merveille.” Mais sa propension à la solitude n'est pas de nature à rassurer. Comme de nombreuses familles paysannes kabyles, confites dans la croyance au pouvoir des saints, on décide de l'emmener chez un marabout à Cheurfa, dans la région d'Azazga. “Ta fille mènera une vie tourmentée”, prédit le saint à la mère de la jeune artiste en herbe. Commence alors l'odyssée d'une femme hors du commun dont la révolte le dispute au mystique. Six mois ne se sont pas écoulés après son premier mariage — arrangé par son père avec un ami de la famille, son aîné d'une décennie, possessif et violent — qu'elle quitte son mari sans crier gare et, répugnant de travailler la terre, elle ne retourne pas au domicile familial déjà bouleversé puisque le père s'était déjà remarié. Son “exil” à la basse Casbah, avant un retour en Kabylie, puis un second départ à Alger, en compagnie de sa mère, la conduisent à contracter un second mariage, duquel elle eut une fille, qui finit dans l'échec. Misérable, elle loge dans une masure dans un bidonville au Clos-Salembier (El Madania) avec une certaine et non moins célèbre Chérifa. Celle-ci, subjuguée par la voix de H'nifa, lui propose alors de chanter à la radio. Début d'une carrière, quand bien même appréhendée en raison des pesanteurs de la tradition, qui lui fera connaître de nombreux noms de la chanson kabyle : cheikh Nordine et Mustapha Hasni mais aussi Ounissa, Zina, Djamila… En compagnie de son ami Hasni, elle fait, en 1956, son premier voyage à Paris et intègre le milieu des artistes composé pour l'essentiel de Taleb Rabah, Bahia Farah, Akli Yahiatène, Missoum, Salah Sadaoui… Admiratrice d'une chanteuse syrienne, H'nifa se fera composer ses plus belles chansons, une quinzaine environ, par Kamel Hamadi dont notamment Ma tebghith ad amnegal, Ay Aqcic, Azher iw anda tenzith, Dha rayiw, desquelles transparaissent, avec la tonalité de complainte, toutes les blessures, les siennes, mais aussi celles des femmes de son pays. De retour en Algérie, dans les années 1960, elle rencontre à Hassi Messaoud une femme dont le destin était similaire : Dalida. Un autre mariage en 1964 vire encore une fois à l'échec lorsqu'elle découvre que son mari, un homme richissime, était polygame. Elle le quitte aussitôt. En 1973, elle joue un rôle secondaire dans le film l'Incendie de Mustapha Badie, adapté du roman de Mohamed Dib. Lasse d'un environnement pesant et d'échecs répétés, sans cesse tourmentée, H'nifa repart en 1975 à Paris où elle sombre dans l'alcool. Elle meurt en septembre 1981 dans un hôtel parisien. L'histoire retient que c'est un suicide par overdose. Des artistes de renom, dont Idir, Slimane Azzem, contribuent au rapatriement de sa dépouille qui repose désormais quelque part, dans une sépulture… inconnue au cimetière d'El Alia. Itinéraire d'une femme rebelle, déchirée, non épargnée par le sort, H'nifa, une vie brûlée, le film documentaire de Ramdane Iftini et Sami Allam, lauréat de l'Olivier d'or lors du Festival du film amazigh de Sétif, retrace la vie d'une femme dont le parcours est sans doute atypique. Il révèle au grand public des aspects méconnus d'une chanteuse qui a brisé, en son temps déjà, bien des tabous même si certains pourraient y déceler l'absence de quelques anecdotes, transmises par l'oralité celles-là, de témoignages fournis qui accompagnent souvent les légendes. Le désir, même enfoui et contrarié d'une femme, en quête d'une émancipation et d'affirmation, en lutte permanente contre les préjugés et les pesanteurs sociales, transparaît à travers cette femme au destin tragique. Grâce à une approche moderniste, on verra à travers ce documentaire, projeté jeudi dernier à la salle El Mouggar, à l'occasion de la célébration du 8 Mars, écrit par le journaliste Rachid Hamoudi, défiler, au-delà de H'nifa, l'histoire de la chanson algérienne notamment de l'exil de façon générale. À voir absolument ! Karim Kebir H'nifa, une vie brûlée, de Ramdane Iftini, sort aujourd'hui en DVD.