Au début de la semaine dernière, sur la route menant d'Annaba à la commune de Berrahal, tous les pneus, qui depuis plusieurs années faisaient office de glissières, ont disparu. Renseignement pris auprès des habitants de la commune connue pour ses grillades, il s'avère que ce sont les autorités locales qui ont fait le ménage, et ce, pour une seule raison : ne pas permettre aux jeunes de la région d'utiliser dans leurs émeutes à répétition ces “armes” combustibles ! Une solution préventive des plus archaïques qui dénote surtout le tonneau de poudre sur lequel est assise toute la région depuis plus d'une dizaine de jours. Tout au long de notre séjour dans la région, nous sentions bien l'ébullition à chaque coin de rue, dans chaque quartier et dans chaque commune qu'on a visités dans les deux wilayas d'Annaba et d'El-Tarf (à une soixantaine de kilomètres de la Coquette et à quelques kilomètres de la frontière tunisienne). La mode ne semble plus être à la harga, mais plutôt aux émeutes. “Partir en Europe est devenu de plus en plus dangereux, soit d'ici, soit là-bas”, nous dit Omar, un jeune vendeur à la sauvette au marché populaire d'El-Hattab, qui ajoute que “l''aventure des barques nous tente de moins en moins. Nous voulons trouver des solutions pour nous en Algérie puisqu'on n'a pas le choix, car ils ne nous laissent pas d'autres alternatives que de protester et de tout casser pour réclamer nos droits.” Samy, un peu plus âgé, se mêle à la discussion pour nous raconter une anecdote qu'il a vécue. “Mon frère est ingénieur. iI y a plusieurs années déjà, il est allé voir un responsable local dans l'espoir d'avoir un emploi. On lui a dit que s'il ne voulait pas qu'il reste chômeur, il n'avait qu'à accepter de désherber les jardins de la ville.” Il n'a pas terminé sa phrase qu'un autre à ses côtés et qui l'écoutait attentivement lui criait presque à l'oreille. “Ton frère aurait dû tout simplement le corrompre comme font les autres !” “Edewla n'ssatna… ” Ces réactions qu'on a pu recueillir à Annaba-ville, nous les avons entendues avec presque à l'identique dans toutes les autres communes et villages d'Annaba et d'El-Tarf, qu'on a visités tout au long de la semaine dernière. Que ce soit à El-Hadjar, Oued Anab, Aïn Berda, Echatt ou encore Chebaïta-Mokhtar, l'ambiance est loin d'être apaisée. Toutes ces communes viennent de vivre des émeutes qui ont failli dégénérer vers l'irréparable, où la rage et la détresse se lisaient sur les visages des jeunes. Dans les petits villages, la situation est encore plus inquiétante puisqu'il s'agit plus de misère que d'autre chose. À Béni Ammar, nous l'avons rencontrée au grand jour et sans aucune façade pour la cacher. Ce village entouré de verdure paraissait sortir directement d'un roman décrivant la famine. Les jeunes que nous avons rencontrés avaient presque tous le même regard hagard. En discutant avec certains d'entre eux autour d'un zandjabil, ils nous répétaient à satiété. “Edewla n'ssatna et h'na n'ssina rouhna (l'Etat nous a oubliés et nous nous sommes oubliés).” L'un d'eux, la vingtaine environ, nous lance avec dépit. “Nous n'avons même pas la force de faire des émeutes comme le font les autres habitants de la région. Nous nous sentons déjà vieux alors qu'on n'a rien fait de notre vie.” Il s'arrêta un instant en fixant la terre avant de nous murmurer : “Les animaux sont mieux lotis que nous.” Il a eu tout de même la force de se lever et de nous demander de le suivre. À une cinquantaine de mètres de la cafétéria improvisée (de pas plus de deux mètres carrés), il nous montre un lot de terre agricole, “C'est celui d'un grand affairiste d'Annaba et qui est en même temps le frère d'une femme très connue. Du jour au lendemain, ils viennent prendre nos terres et de plus en plus, nous nous sentons dans la peau d'indigènes.” Notre passage dans la commune d'Echat (El-Tarf) a été l'occasion de voir l'exemple type d'une commune sale. En arrivant, nous avions devant nous un décor digne d'un endroit qui venait juste de subir un véritable bombardement… d'immondices. À Aïn Berda, le perfectionnement dans les formes de protestation et d'émeutes est arrivé à tel point que de nouvelles configurations ont été créées. Après les manifestations devant les sièges des APC et les Directions de l'emploi, après les barricades sur les routes lundi dernier, on est passé à des affrontements entre les jeunes de cette commune avec ceux d'Aïn Sayd. Le manque d'embauche en est évidemment la raison principale puisque tout a éclaté à cause des quotas d'embauche chez les Japonais de Cojaal qui s'occupent de la partie est de l'autoroute Est-Ouest. Maffia, nababs et scandales L'autre facette de l'action préventive semble être la campagne mains propres qui ne dit pas son nom lancée à Annaba. Les nombreuses arrestations, auditions et autres enquêtes judiciaires lancées dernièrement contre des responsables de la région et d'autres intouchables paraissent comme des gages que certains cercles veulent donner à la population locale. C'est en tout cas une des nombreuses lectures qu'ont eues de quelques habitants de la Coquette pour qui il ne peut s'agir de hasard entre la recrudescence des émeutes et le déclenchement de cette campagne. Le point culminant a été sans équivoque l'arrestation par les services de sécurité, dimanche dernier, de H. F., vice-président de l'Assemblée populaire de la wilaya d'Annaba. Cet élu RND est accusé de blanchiment d'argent, d'enrichissement illicite et de corruption. Des chefs d'inculpation des plus sensibles et qui risquent de faire tomber plusieurs autres têtes, surtout que le mis en cause est une personne des plus influentes de la région et qui, en quelques années, est devenu subitement milliardaire grâce au commerce de la ferraille. Depuis cet épisode, les spéculations vont bon train sur les suivants. Aucune journée ne passe sans que des paris soient lancés sur les personnes qui vont suivre H. F. Plusieurs noms sont murmurés et il s'agit à chaque fois des nababs qui règnent en véritables maîtres incontestés sur la wilaya et même jusqu'à la frontière tunisienne. Même si rien d'officiel n'a été annoncé, les Annabis parlent tous d'une liste se trouvant au niveau des ports et des aéroports pour leur interdire de quitter le pays. La peur semble s'être installée chez tous les responsables de la wilaya et chez les gros bonnets bien connus, sans oublier les cadres du complexe sidérurgique d'El-Hadjar. Plusieurs ont été auditionnés par les services de sécurité dès le lendemain de l'arrestation du vice-P/APW. Il s'agit entre autres de l'ex-directeur du service sécurité du complexe et de son principal adjoint, qui auraient travaillé avec H. F. Deux autres hauts cadres ont été aussi auditionnés le jour même. La liste risque d'être très longue et les prochains jours vont sûrement ramener leur lot de surprises. Les ramifications de cette affaire sont tellement obscures qu'elles devraient chambouler tout le paysage de la région. En plus des enquêtes judiciaires en cours, il y a aussi les grosses difficultés dans lesquelles se retrouve ArcelorMittal Annaba. L'arrestation d'un magnat de la ferraille est survenue une dizaine de jours après le procès de GSW (Grant Smithy Works), du nom de l'entreprise indienne de récupération de déchets ferreux. Deux Indiens, le P-DG et son superviseur, et deux autres Algériens ont été condamnés à trois années de prison ferme pour diverses inculpations, dont faux et usage de faux, falsification de documents officiels et bénéfice d'indus avantages. À l'énoncé de ces rocambolesques histoires, nous ne pouvons nous empêcher de nous rappeler la phrase que nous a lancée un vieux d'Echat. “C'est vrai que la misère et la détresse règnent chez nous, mais je sais au moins une chose : quand la mort touche l'un de nous, il y a toujours foule à l'enterrement, ce que j'ai rarement vu chez ces affairistes sans foi ni loi qui pullulent partout.” Des élus “ambigus” Devant cette tension sociale, les élus locaux semblent avoir la tête ailleurs. Déjà, deux des douze P/APC d'Annaba sont sous le coup d'enquêtes judiciaires pour des affaires de dilapidation et de… mœurs. De notre côté, nous avons insisté à plusieurs reprises pour voir le P/APC d'Annaba et discuter avec lui de la situation, mais, à chaque fois, on nous répondait qu'il était absent. La cellule de communication de l'APC nous avait promis de nous appeler dès que le P/APC serait disponible. Nous attendons toujours. De son côté, le P/APW, dès le lendemain de l'arrestation de son adjoint, a été vu sur la terrasse d'une des cafétérias du Cours de la révolution. Toutefois, nous avons eu l'occasion de rencontrer un autre élu d'Annaba qui s'était présenté à nous en tant que deuxième magistrat de la commune. Tout au long de la discussion que nous avons eue avec lui, il n'a pas cessé de clamer sa rectitude et son désintéressement. Il s'est longuement attardé sur le différend qu'il avait avec le P/APC et sur les prérogatives de chacun d'eux dans les signatures concernant le foncier de la ville. À aucun moment, il n'a évoqué les émeutes et la situation des milliers de chômeurs d'Annaba… S. K.