Les langues, toutes les langues dans toutes les sociétés, par leurs mémoires ancestrales et vivantes, entretiennent, en permanence, les imaginaires, soignent les mentalités et cultivent les réflexes et les comportements socioculturels. En Algérie, le territoire linguistique a produit, d'une manière claire, flagrante et continue, deux catégories de lectorats littéraires et culturels. Un lectorat arabophone, celui qui lit les textes littéraires “créatifs” dans et avec la langue arabe. Ce lecteur est caractérisé, malheureusement, par une vision conservatrice baignée dans des traditions culturelles passéistes. Ce lectorat arabophone, en général, est né, fait et élevé dans une culture dominée par la poésie classique, descriptive et dont les valeurs véhiculées sont chevaleresques. De ce fait, le lecteur arabophone se trouve encerclé par une hégémonie religieuse, dont le livre idéologico-religieux prend le dessus, occupe la grande place et provoque, chez lui, une “obsession” intellectuelle et psychologique. Ainsi, cette prépondérance religieuse, plutôt pseudo-religieuse, ne permet et ne permettra jamais l'émergence d'une lecture créative où l'imaginaire offre la place à la liberté, où le lecteur participe à la création et la créativité du texte lu. Le lecteur, par définition, est le complice et le partenaire du créateur. Par la lecture libératrice et libre, le lecteur demeura le re-créateur, le réinventeur du texte. Ainsi, il est considéré comme le chapitre absent, non écrit, par le créateur. Dans cette situation intellectuelle et culturelle sans questionnements, située presque hors-champ historique, le lectorat arabophone n'a pas pu, jusqu'a nos jours, franchir les marches de la lecture libre, plutôt la libre lecture littéraire. À mon sens, ce lecteur est resté consommateur de la poésie classique et conservatrice. La lecture créative, dans une langue ou autre, est le produit d'un fait culturel, d'une réalité culturelle, d'une vie culturelle. La liberté. La langue arabe, chez nous, n'a pas encore créé ses univers et ses espaces culturels capables de propager les valeurs de la lecture-libre, celle qui favorise la liberté de l'imaginaire. Celle qui est capable de séparer le sens religieux du sens d'ordre créatif. La lecture créative n'est pas liée à la langue de l'enseignement. La lecture culturelle n'est pas une question pédagogique. En Algérie, depuis une quarantaine d'années, la langue de l'école, de l'université est l'arabe, mais la langue de la lecture créative et culturelle reste la langue étrangère, le français. Le livre religieux fanatique, dans notre pays, a enterré tout projet de modernité et de modernisation du lectorat arabophone. En Algérie, l'acte d'une lecture des textes littéraires libres, si cet acte existe vraiment, est produit sous forme d'incident culturel. De ce fait, cette situation accidentelle n'engendrera jamais les traditions de la lecture libre. Le lecteur arabophone lit le texte littéraire par et à travers une vision religieuse, ce qui a créé et ce qui continue à générer dans le monde arabe des incidents politico-culturels, telles les manifestations, au Caire, des Azhariens (les élèves d'El-Azhar) contre la publication du roman (Banquet pour les plantes maritimes) (Walima li Aächab Al Bahr) du “Haydar Hayda”. Dans l'autre registre, dans le même pays l'Algérie, dans l'autre langue, le français, le lectorat francophone, par la présence d'un projet culturel ouvert, par la bonne circulation du livre culturel, est prêt à l'exercice libre de la lecture. Ce qui est de l'urgence, de l'insistance, loin du populisme, ennemi capital de la culture créative, c'est comment parvenir à la création d'une nouvelle réalité culturelle, d'un environnement culturel non pollué qui respecte la liberté de l'imagination. La lecture est un projet de société. Le lecteur littéraire est un vrai soldat sur le front d'une guerre féroce appelée guerre de la liberté de l'imaginaire, celle des grandes valeurs humaines. Ainsi, à mon sens, il n'y a pas de citoyen libre sans une lecture culturelle libre. Il n'y a pas de citoyenneté sans lectorat libre, dans son imagination et dans son imaginaire. [email protected]