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Le devoir de démystification
INDEPENDANCE AN 44
Publié dans L'Expression le 06 - 07 - 2006

« Les pays coloniaux conquièrent leur indépendance, là est l'épopée. L'indépendance conquise, ici commence la tragédie.» Aimé Césaire
«La lutte pour l'indépendance, écrit le grand poète antillais Aimé Césaire, est glorieuse, magnifique. Mais, je dirais que c'est ´´relativement facile´´. Qu'on ne se méprenne pas sur ma pensée. La lutte pour l'indépendance coûte beaucoup de sang et de larmes, c'est un acte héroïque, mais c'est ´´facile´´ comparé aux problèmes qu'il faut résoudre, une fois l'indépendance conquise. La lutte est épique, mais avec du courage et de l'enthousiasme, c'est réalisable. C'est l'épopée. Après l'indépendance, c'est la tragédie. Car, c'est à ce moment-là, et les gens devraient s'en rendre compte, que la lutte difficile commence, que la lutte pour la libération prend son sens. A ce moment-là, on lutte pour soi-même, il n'y a plus d'alibi possible, l'homme est aux prises avec lui-même. C'est là le côté le plus viril de la lutte, mais aussi le plus dur. Naturellement, il est bien plus difficile d'être un homme libre que d'être un esclave. Mais toute la dignité de l'homme vient de ce qu'il préfère la liberté difficile à l'esclavage et la soumission faciles.»(1)
Ces mots d'Aimé Césaire sont d'une brûlante actualité. Il est plus difficile de gérer que d'être géré. Cependant, il est vrai qu'au sortir de la guerre, c'est un pays exsangue dans toutes les dimensions, qui a payé le prix du sang. Ainsi, selon des appréciations qui se rejoignent, il y eut en huit ans un million de morts. Si on devait compter le nombre de morts des suites de la colonisation, là encore, j'ai lu quelque part qu'il serait de plus de 5 millions. Doit-on parler pour autant de génocide ou de Shoah algérienne et faire dans la compétition et la comptabilité macabre? Non, cependant, il faut aussi avoir à l'esprit que l'indépendance n'a rien réglé et la France ne peut pas et ne doit pas prétendre à un solde de tout compte avec l'Algérie. La malvie actuelle, l'errance identitaire, voire existentielle est due pour une grande partie à ces cent trente années de martyre et de déni des attributs de la dignité humaine. Jean Daniel fait, pour sa part, une comparaison appropriée avec l'occupation allemande de la France. Ecoutons le: «Lorsqu'on voit ce que l'occupation allemande a fait comme ravages dans l'esprit français, on peut deviner ce que l'occupation française a pu faire en cent trente ans en Algérie.» (2)
Pour autant, il ne faut pas accabler l'ancienne puissance coloniale des fautes postindépendance dues à la gestion approximative de nos dirigeants. L'énorme tribu payé par la fine fleur de ce pays a été graduellement banalisé. La jeunesse algérienne actuelle (75% n'ont pas connu le colonialisme), n'a pas été élevée dans le culte de son histoire trois fois millénaire. Comment la déchéance est-elle venue? «L'aura de la Révolution algérienne» s'est confondue pendant de longues années avec l'espérance de la décolonisation du tiers monde et a fait qu'Alger était considérée comme la Mecque des révolutionnaires. Il est important de remarquer que les idéaux du 1er Novembre ont été pour une large part dévoyés, voire pervertis. Ce capital de sympathie a été dilapidé sur l'autel des ambitions de toutes sortes. Souvenons-nous de la phrase prophétique de Larbi Ben M'hidi: «Lorsque nous serons libres, il se passera des choses terribles. On oubliera toutes les souffrances de notre peuple pour se disputer les places. Ce sera une lutte pour le pouvoir. Nous sommes en pleine guerre et certains y pensent déjà. Oui, j'aimerai mieux mourir au combat avant la fin».(3).
Légitimité héréditaire
Après quarante-quatre ans d'errance multidimensionnelle qui nous a permis de subir successivement, l'autogestion, le socialisme spécifique, les trois révolutions industrielle, agraire et culturelle, et actuellement le «libéralisme sauvage» avec, parallèlement, le ballottement entre différentes sphères culturelles qui ne sont pas celles de notre génie propre. La fragmentation identitaire est tellement importante qu'il suffit d'interroger les jeunes pour savoir d'où ils viennent, chacun s'identifie à son quartier, sa ville, sa région: «Je suis de Bab El Oued, je suis de Soustara, je suis de l'Est, de l'Ouest.» Personne n'a été instruit à penser qu'il est avant tout Algérien. Le jour béni où nous verrons un drapeau flotter sur chaque fronton de maison, alors, on comprendra que le peuple s'est réapproprié sa fierté d'être Algérien. Le moment est venu pour l'Algérie de renoncer définitivement à ses ambivalences. Contrairement à ce qui se passe dans les pays évolués, la commémoration de l'indépendance est, en Algérie, un non- évènement. Que reproche-t-on aussi au pouvoir? d'avoir laissé péricliter l'école et l'université en ne rendant pas publiques pour un débat serein les conclusions du dossier sur l'école, renvoyant ainsi aux calendes grecques le saut qualitatif salvateur d'une éducation de qualité? L'Algérie de 2006 n'est pas celle de la veille du déclenchement de la Révolution, il y a cinquante-deux ans déjà. Elle n'est pas, non plus, celle de 1962, ni celle de 1988, et encore moins celle de 1999. Ici en Algérie, plus d'un demi siècle après le déclenchement de la glorieuse Révolution, on continue à parler encore de «famille révolutionnaire» sans savoir exactement ce que cela signifie. Les hommes politiques devraient se méfier des bénédictions intéressées. Sait-on que certains «enfants» de la famille révolutionnaire ont l'âge d'être grands-pères? Demandons à ces membres de la «famille révolutionnaire» ce qu'ils ont apporté au pays, indépendamment du combat de leurs pères, à qui, naturellement, il faut rendre hommage. La légitimité révolutionnaire n'est et ne doit pas être héréditaire. Le pays a besoin, plus que jamais besoin, d'autres légitimités qui lui permettront, enfin, de conjurer cette malédiction de la régression.
En effet et sans faire le procès, force est de constater, malgré les efforts objectivement réalisés, l'immense majorité de la jeunesse (75% de la population) est tenue soigneusement à l'écart de la vie de ce pays, tout au plus on ferme les yeux sur le trabendo, et on leur donne un os à ronger (Ansej). A quoi cela sert de disposer d'un matelas de devises, si le chômage est toujours aussi important? A ce titre, l'absence réelle de perspectives vient du fait que le pouvoir actuel n'a pas de cap mobilisateur. Pendant que le gouvernement tente de calmer les fonctionnaires en leur jetant des miettes avec la complicité du syndicat unique, l'immense majorité de la jeunesse de ce pays n'est pas concernée par ce partage de la rente puisqu'elle est au chômage. Le syndicat ne peut naturellement défendre que les intérêts de ceux qui ont encore un travail. Il n'y a pas une vision d'ensemble, les 20% de la population qui seraient au chômage n'ont personne pour les défendre. Des cohortes d'universitaires sont au chômage tentés par l'émigration sauvage, leur rêve c'est «babor l'Australie».
S'agissant du brûlant dossier du système éducatif, il faut avoir à l'esprit que la nécessaire réforme est à venir. En n'ouvrant pas un débat franc et serein, il est inutile de parler de l'avenir du système éducatif avec les reformettes actuelles sans lendemain. A titre d'exemple, pour accueillir 1,5 million d'étudiants à l'université dans moins de cinq ans, il nous faut revoir totalement la fonction d'enseigner dans le supérieur. Nous en sommes encore à évaluer les perfor-
mances de l'université en termes de places pédagogiques, de paillasses, de cités et de restos universitaires. Il nous faut penser à une formation supérieure délocalisée, pas forcément dans une structure physique d'un homme nouveau bien dans sa peau, capable de résister à la tentation et soucieux de la formation la plus correcte possible de l'élite de ce pays. On l'aura compris, ce ne sont pas des inaugurations de «coquilles vides», et décision d'ériger chaque entité universitaire en université sur des critères qui n'ont rien à voir avec les normes académiques, que l'Algérie sortira de «l'gharka», la gadoue. Est-ce une malédiction que de continuer quarante-quatre ans après l'indépendance chèrement acquise, à gérer le pays sans vision d'ensemble et sans prendre à bras-le-corps les problèmes du pays? Pourtant, il faut savoir que la conjoncture internationale (nous n'y sommes heureusement pour rien) a fait que le prix du pétrole s'est maintenu ces deux dernières années autour de 60$. En clair, la manne pétrolière a dépassé les 160 milliards de dollars. On dit que les réserves de change sont d'environ 80 milliards de dollars. Le devoir d'inventaire est plus que jamais indiqué, pour faire, dans le calme et la sérénité, un bilan serein que l'on aurait tort de juger globalement positif sans une réelle expertise nationale de ceux qui connaissent l'Algérie profonde depuis des décennies, évitant de ce fait, d'importer des thérapeutiques mal dimensionnées pour le pays.
Chacun s'accorde à dire que l'investissement productif n'a pas été au rendez-vous, il n'y a pas de création de richesses durables. Les secteurs comme l'éducation et l'enseignement supérieur ont été les plus lésés. Mieux encore, dans la loi de finances 2006, on s'aperçoit que le budget des moudjahidine est le troisième budget après celui de l'éducation et de la défense, loin devant l'enseignement supérieur et la recherche. S'il est indéniable que plusieurs actions positives sont, objectivement, à mettre à l'actif depuis 2000, notamment la revalorisation de l'image de marque du pays, la relative stabilité, la prise en charge des différentes catastrophes qui ont frappé le pays, force est de constater que les problèmes de l'Algérien n'ont pas fondamentalement évolué. N'est-il pas temps de miser sur elle et non pas sur ceux qui ont la plus grande capacité de nuisance? Non, l'Algérie n'a pas le coeur à faire la fête. Des jeunes Algériens, sans repères, tentent souvent de fuir au point de risquer leur vie. L'immense majorité des «sans-voix» mais pas «sans-droits» est épuisée par les combats pour la survie sans fin et harassée par la gabegie dans la gestion du pays. Elle ne croit plus à rien et donne l'impression de compter les points dans un débat où on ne lui demande pas son avis. A bien des égards, on donne une fois de plus, l'impression de faire tout faux. Naturellement on nous dit que tout va bien dans le meilleur des mondes. Non, tout ne va pas bien. Quand un pays n'est plus en phase avec son élite, quand un pays n'est plus en phase avec sa jeunesse, avec un système éducatif performant à 20% (sur une cohorte de 750.000 à peine 150.000 terminent un cycle supérieur. 600.000 vont grossir l'armée des laissés- pour-compte), cela ne va pas bien. Tous ensemble nous devons trouver les solutions.
Le gouvernement, comme à son habitude, ne réagit qu'en fonction de la capacité de nuisance des corporations pour maintenir l'ordre établi, résultant d'un manque de vision et d'une fuite en avant vers une mondialisation -laminoir- qui est en train, (les derniers «accords» aidant, présentés, cependant, comme des victoires), de laminer nos dernières défenses immunitaires du pays, comme l'abdication de notre souveraineté sur notre sous-sol. Nous sommes devenus, «véritablement un bazar». Dans ce cas, on n'aura pas besoin de cadres, d'enseignants puisqu'il s'agit de consommer tant qu'on aura des euros ou des dollars. (4).
Comment peut-on réhabiliter l'effort s'il n'est pas récompensé, si avec beaucoup de peine, le diplômé, au bout de plusieurs années de «galère», devient un chômeur potentiel qui attend la première occasion pour mettre les voiles? Que dire de son maître qui trime pour des clopinettes! Dans quelle société vivons-nous quand nous voyons des élus défrayer la chronique avec des salaires démentiels. De même, il paraît naturel de payer des entraîneurs d'équipe nationale, qui ne gagnent rien à l'extérieur, 60 millions de centimes.
Le moment est venu pour que le peuple se réapproprie ses repères. Je suis sûr qu'il n'a pas besoin d'aumône distribuée à la façon d'une manne céleste. Il a besoin d'âme d'abord, il a besoin d'espérer et de savoir dans quel projet de société il peut s'épanouir dans le temporel tout en vivant ses repères religieux d'une façon apaisée. Il faut pour cela une intransigeance de tous les instants. Nous ne pouvons nous réformer que de l'intérieur en comptant sur nos propres forces et en faisant émerger d'autres légitimités: celles du travail et de l'effort. En un mot, déclencher une «nouvelle révolution de la compétence», qui permette à chaque Algérienne et à chaque Algérien d'aller à la conquête de la modernité sans rien abdiquer de son essence. Je suis persuadé qu'un programme de gouvernement basé sur ces principes de base emportera l'adhésion de cette jeunesse en panne d'espérance.
Une priorité, l'école
Nous avons besoin de savoir quel est le projet de société qui permettra à l'Algérienne et à l'Algérien d'être fascinés par l'avenir. Pour être plus clair, que propose-t-on à l'Algérienne et à l'Algérien de ce siècle de tous les dangers comme viatique, à la fois dans le domaine spirituel et dans le domaine temporel. Il n'est pas interdit de penser- malgré nos laïcs- à une société apaisée réconciliée avec elle-même et vivant à l'ombre de «l'Islam de nos pères». Souvenons-nous des dizaines de mouvements évangélistes qui prennent pour cible les pays vulnérables culturellement et en errance. Ce ne sont pas des textes «encadrant le fait religieux» qui les arrêteront, c'est une foi bien acceptée, bien comprise et bien expliquée par des hommes de religion en perpétuelle quête de savoir.
Il est naïf de croire que l'Occident nous aidera à nous émanciper. Ce quarante-quatrième anniversaire du changement de dépendance -maintenant nous sommes plus que jamais dépendants des autres, du FMI, des Européens, des Américains -devrait être pour nous un moment important pour définir ensemble un cap. Nous devons impérativement entrer dans cette mondialisation, non plus en nous plaignant, ou en tablant sur un improbable philanthropisme de l'Occident ou une «açabya» arabe, -nous avons vu comment la Palestine est abandonnée-, mais en prenant à bras-le-corps les problèmes, en faisant appel aux compétences et non aux allégeances. L'un des chantiers les plus nobles et prioritaires est celui de la reconstruction de l'école et de l'université. Une société apaisée pourra, alors, se protéger culturellement et cultuellement. Elle pourra aller vers le progrès avec l'assentiment de tous ses fils et filles. Alors, alors seulement, «le peuple se remettra au travail», réhabilitant ainsi les valeurs, inculquant dans ce monde plus volatil que jamais, la valeur du travail bien fait, des traditions non ankylosantes mais qui, bien comprises, permettront de libérer l'Algérienne et l'Algérien en leur donnant de réels motifs d'être fiers de cette immense Algérie.
1.Khalid Chraïbi: Interview d'Aimé Césaire: «Il est bien plus difficile d'être un homme libre que d'être un esclave.» Site Oumma.Com. jeudi 29 juin 2006.
2. Jean Daniel: Le temps qui reste. Edtions Flammarion. Paris. 1972.
3.Larbi Ben M'hidi, cité par Yves Courrières. Les fils de la Toussaint. Editions Fayard. 1972
4.C.E. Chitour ; article paru dans le Journal «Liberté». Avril 2002


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