“Ne torturez pas. ça fait très mal”, a supplié Louisette Ighilahriz le juge avant de laisser couler sa peine sur les bancs de la salle d'audience. C'était vendredi dernier, la veille d'un 5 Juillet revanchard qui a prolongé la nuit dans le cœur martyrisé d'une femme, d'une moudjahida, encore prisonnière d'un passé odieux. Comment Louisette pourrait-elle savourer l'anniversaire de la délivrance de son pays si les bâillons encerclent toujours sa mémoire et l'empêchent de faire le deuil de sa propre agonie ? En acceptant de briser le mur de la peur et de la honte, en révélant avoir été torturée et violée, elle se croyait enfin libérée de ses démons. En vain. Des cris et des supplications qui résonnent encore dans sa tète, ses tortionnaires n'y voient que la manifestation d'une folie certaine, du délire. “Je serai très étonné qu'un homme aussi courtois — que le capitaine Graziani — ait pu se comporter d'une manière barbare”, a objecté le général Schmitt, ancien chef d'état-major des armées françaises, lors de sa comparution, vendredi, devant la 17e chambre du tribunal correctionnel de Paris. Attaqué en diffamation par Mme Ighilahriz, le général a tôt fait de revêtir l'habit du procureur et d'asséner à sa victime un véritable réquisitoire. D'une Algérienne, le livre témoignage de Louisette, il en a fait un ramassis de mensonges, des affabulations qui ont à ses yeux attenté à l'honneur de ses glorieux compagnons, les paras. C'est lors d'une émission télévisée, le 6 mars 2002, que le général Schmitt a voulu blanchir les tortionnaires en mettant en cause les révélations de la moudjahida. Tatillon, il s'est arrêté à des détails, à la couleur des yeux de Graziani et à la casquette — et non le béret rouge — de Bigeard pour enfoncer Louisette et lui dénier le statut de martyre vivante. Pendant huit heures d'une audience insupportable, Mme Ighilahriz s'est vue ainsi transférée au box des accusés. Elle n'était plus diffamée mais diffamante. Coupable d'avoir libéré sa souffrance, quarante ans après l'Indépendance, elle passe aujourd'hui à la gégène morale. De nouveau, sa mémoire est torturée. Alors que son corps porte encore les séquelles des sévices endurés, alors qu'une béquille supporte encore et toujours une jambe criblée de balles — c'était au cours d'une embuscade en septembre 1957 —, la moudjahida doit aujourd'hui prouver l'innommable. Elle doit ressasser, point par point, ses souvenirs et raconter l'enfer. Elle avait 18 ans, Louisette, l'âge des jeunes filles en fleur, quand elle avait épousé la cause de son pays. Agent de liaison, elle transportait des tracts et des bombes quelques fois. Dans sa famille, la lutte pour l'indépendance était plus qu'un engagement, une religion. Puis, un jour de septembre, il y a eu cet accrochage et l'arrestation. Conduite au siège de la 10e DP (division parachutiste) du général Massu à Hydra, elle y restera enfermée pendant 75 jours. Se succéderont jour après jour les séances de torture auxquelles prenaient part Graziani et Bigeard. Au bout du calvaire, alors que Louisette priait pour mourir, une lueur d'espoir est apparue dans les yeux d'un médecin militaire, le commandant Réchaud, qui l'a arrachée à ses bourreaux. Pendant près d'un quart de siècle, la suppliciée s'était tue. Pour ne pas faire honte aux siens, elle a enfoui sa douleur. Mais le fardeau était si lourd qu'elle ne pouvait indéfiniment le supporter. En 2000, son “J'accuse” s'est étalé en grande manchette sur les colonnes du quotidien Le Monde. Acculé, le général Massu est passé ensuite aux aveux. “Il a peut-être perdu une partie de ses facultés à la fin de sa vie”, a affirmé son ancien compagnon d'armes, le général Schmitt, vendredi. C'est vrai, n'en déplaise aux milliers d'Ighilahriz qui peuplent l'Algérie, la torture, ce n'est que de l'affabulation, du délire. Bien que confirmée par ses auteurs, elle ne pourrait être qu'un détail de l'Histoire. Aussaresses, cet autre général “valeureux”, n'en pense pas moins. S. L.