L'initiative est signée Théâtre régional de Béjaïa : un colloque dédié à l'œuvre de Tahar Djaout, baptisé “L'itinéraire d'un exproprié et d'un vigile de l'Algérie qui avance”. Seize ans après son lâche assassinat, le Théâtre régional de Béjaïa (TRB) rend hommage au génial écrivain, poète et journaliste, Tahar Djaout, à travers un colloque. Une rencontre qui n'a pas abordé Djaout en critique littéraire ou en historienne de la littérature. Elle s'est contentée de lire — sa vie, son œuvre, indissociables — comme un guide : un “voyant” qui a survécu avec un courage exemplaire à la guerre que se livraient en lui l'espérance et la lucidité. Un homme qui ne s'est pas payé de mots ni d'illusions consolatrices, qui ne s'est pas réfugié dans le rêve d'un là-bas meilleur mais, a regardé le monde en face, sans se résigner pour autant au désespoir, invitant à changer la vie ici-bas. Le colloque a tenté d'éclairer d'un jour nouveau la personnalité de Djaout aux multiples facettes puisqu'il fut aussi bien poète, qu'écrivain, journaliste et mathématicien. Dya Kamilia Aït Yala de l'ENS Bouzaréah a brillamment retracé l'itinéraire poétique du premier roman de Tahar, L'Exproprié (1974-1976), qu'il a édité en 1981, avant sa réédition dans sa version définitive en 1991. Une œuvre qui semble difficile de la qualifier de roman. L'écrivain lui-même la considère d'ailleurs comme une “somme de réflexions gravées telles des cicatrices”. Si dans L'Exproprié, Djaout a voulu dérouter nos habitudes de lecteurs, c'est qu'il savait que l'étonnement, comme la musique des mots, participent de la poésie. C'est ensuite la succession des genres où il s'est essayé, les inventant parfois, après les premiers poèmes. Autant d'artifices que Djaout a brûlés en les allumant. “Djaout n'a jamais cessé d'être moderne”, pense un participant. Yamilé Ghebalou de l'université d'Alger a évoqué “le souffle poétique de Djaout”. Ses poèmes sont très réalistes, des “choses vues” qui déclinent bonheur ou angoisse. Certes, sa poésie n'est ni chantante ni ludique, elle ne berce ni ne divertit et ne donne pas non plus dans le lyrisme noir. Elle laboure : comme le soc d'une charrue. C'est sûr, pour entrer dans la poésie de Djaout, il faut se laisser remuer en profondeur. Djaout ne cesse de mettre en garde contre la tentation de l'esthétisme, l'art comme “substitut à la vie”, et de renvoyer à l'ordinaire des jours ! “Tahar Djaout nous a légué une œuvre poétique et romanesque. Le meilleur hommage qu'on peut lui rendre est de faire vivre cette œuvre”, explique les organisateurs activant sous la houlette de Omar Fetmouche, directeur du TRB, qui vient de mettre superbement en scène le roman Les Vigiles. Loin de “dériver” vers une lecture spiritualiste du grand poète que fût Djaout, les communications ont tenté une interprétation esthétique, psychologique, politique et sociologique de la vie et de l'œuvre de Djaout. “Les textes qu'a écrits l'auteur des Vigiles au fil de sa vie, ont une écriture vivante, militante pour une Algérie démocratique, ouverte et plurielle”, souligne un participant au colloque. “Quand on lit ses textes, c'est sidérant de modernité”, confie encore notre interlocuteur. Son œuvre, sa personnalité, son caractère sont extrêmement liés. “Humilité, humanité, intelligence”, trois mots qui résument tant sa personnalité que son œuvre, atteste Mohamed Tessa, un proche de Tahar, présent au colloque. Et son ton à la fois classique et cassé, usant de mots simples qu'il démantèle, affectant une caste obscurantiste sur laquelle il ironise, n'exclut ni l'émotion ni l'humour, ni l'exaltation ni la dérision. Il s'inscrit dans une tradition de poètes sarcastiques jusque dans leurs fulgurantes et hautaines visions. Difficile alors, Djaout ? Non, mais radical. Comme Ruptures, sa chère publication. Pour lui, la poésie n'est pas un passe-temps. Elle ne sollicite pas seulement les sens ou l'intellect. Comme si la littérature exigeait son dû jusqu'aux portes de la mort. Une mort qui l'a tragiquement emporté des suites d'un lâche assassinat terroriste. Cherif Lahdiri