Il veut initier une réflexion en faveur d'une nouvelle pensée islamique. Une pensée “moderniste, adaptée à notre époque.” Soheïb Bencheikh vient de mettre sur pied un mouvement transnational, basé sur la réflexion et l'action, en vue de bousculer l'ordre — islamique et musulman — établi, aussi bien dans son pays (l'Algérie) que dans le reste de la sphère des communautés musulmanes du monde, y compris celle de son pays d'adoption (la France). “Je ne me présente pas en innovateur, mais en continuateur des efforts de l'école réformatrice des Mohamed Abdou, Djamel Eddine Afghani et Abdelhamid Ibn Badis”, déclare le jeune cheïkh. Mufti de la Mosquée de Marseille depuis 1995, Soheïb, dont le père était un disciple et ami de Ibn Badis, est ainsi passé de la parole à l'acte, associant plusieurs personnalités scientifiques, religieuses et culturelles à son projet. Il s'exprime ici en tant que penseur, épris d'un désir libérateur d'une pensée “sujette aux archaïsmes et à la régression.” Bientôt, il se rendra en Tunisie, en Arabie Saoudite et en Malaisie. Liberté : Votre mouvement (le Mouvement musulman pour le renouveau, MMPR) s'attaque, à travers la réflexion et l'action, à l'essence même de l'islam. Est-ce donc le but de votre démarche ? M. Soheïb Bencheikh : Je crois que oui. L'islam n'accepte pas de tuteur et refuse, combat même la direction des consciences. C'est une religion qui, au contraire, réfute la soumission à ce dont on ne détient pas de connaissances et encourage, incite à l'effort d'interprétation. Evidemment, rien ne peut objecter une réflexion sur les textes sacrés eux-mêmes. Il faut accepter la marge d'erreur qu'il y a en tout individu, mais à partir de là ne point s'abstenir de penser et de dire. Il y a, en la matière, incitation au débat, au dialogue, n'est-ce pas la meilleure façon d'avancer ? De toute façon, moi je dis qu'il vaut mieux suivre ses erreurs, qui découlent de convictions, que celles des autres. Le Coran dit de ne jamais suivre ce dont on n'a pas connaissance. Il n'y a aucun avis sacré. Dans beaucoup de pays musulmans, dont l'Algérie, les régimes en place ont pu asseoir leur légitimité sur une version de l'islam qui a fini par se retourner contre eux. Cela m'amène justement à enchaîner sur nos écoles de pensée, lesquelles ont été, pour diverses considérations, piégées justement par les régimes ; elles s'en trouvent aujourd'hui complètement sclérosées. D'où l'impasse actuelle et les amalgames. Vous vous déclarez ouvertement en faveur d'une nouvelle pensée islamique… Je ne m'en cache pas. Mais je n'en revendique ni la paternité ni la légitimité. Nous voulons, en nous appuyant sur des intelligences, mener une réflexion franche, audacieuse et la concrétiser par une action pédagogique qui ne juge ni ne condamne personne. Le droit de conscience étant sacré, nous nous permettons naturellement d'en user. Correctement. Sans le moindre abus. Il peut se comprendre, tout de même, que la création de votre mouvement intervienne en réaction à la mise en place, en France, du CFCM (Conseil français du culte musulman) dont les résultats des élections ont déplu à bien des parties, dont vous. Je comprends le sens de cette interrogation. Non, laissez-moi trancher d'emblée : le Mouvement musulman pour le renouveau n'est pas la négation du CFCM et n'est pas né en réaction à ce auquel vous faites référence. Je parlerais plus de coïncidence qui peut être heureuse ou malheureuse, ce n'est pas à moi d'en juger. Une coïncidence en tout cas. Il ne s'agit pas non plus de créer d'ores et déjà une rivalité entre les deux, mais d'essayer d'y trouver des liens à même de renforcer l'action des uns et des autres. Cependant, de mon point de vue, l'état actuel du CFCM est, de manière néfaste, favorable aux courants extrémistes de l'Hexagone. Le danger est là. Aussi, le grand perdant dans l'affaire est sans doute la sensibilité algérienne. Voilà une frange majoritaire (je le dis en assumant la part de subjectivité qu'il y a en moi, l'Algérien en l'occurrence) qui a tant fait pour ce pays et qui se retrouve presque évincée. Mais si elle est évincée, c'est à cause du manque de… sensibilité de ceux qui ont en charge les affaires de la Mosquée de Paris. Je n'incrimine personne mais, en tant qu'institution, la Mosquée de Paris en est responsable. Quelle sorte de relation avez-vous avec M. Dalil Boubekeur, recteur de la Mosquée de Paris ? Des relations normales, de courtoisie et d'amitié. Ce que je reproche, c'est l'absence de charisme chez cette institution. Vous n'avez pas hésité, à plusieurs reprises d'ailleurs, de qualifier certains membres de cette institution de “fonctionnaires d'Allah”. Pourquoi ? Ce sont des “fonctionnaires d'Allah” effectivement. Alors que, pendant les fêtes de l'Aïd par exemple, d'autres communautés sont prises en charge, nos imams de la Mosquée de Paris sont soit en Algérie avec leurs familles, soit en pèlerinage à la Mecque. Le plus choquant chez la plupart d'entre eux, c'est qu'une fois leur détachement arrivé à terme, ils ne rentrent même pas. Ils préfèrent ouvrir des garages et s'installer. Ce sont des fonctionnaires d'Allah. Vous dites aussi que la France a, aujourd'hui, l'islam qu'elle mérite. Bien entendu. Nicolas Sarkozy l'a bien voulu. On a longtemps cru qu'il fallait s'intégrer mais, à la fin, on est marginalisé. Les bourreaux deviennent les représentants de l'islam en France. Voilà le sens de mon analyse. Vous savez, je suis issu de l'école réformatrice de Abdou, Afghani, Ibn Badis, etc. J'entends non pas continuer à me référer aveuglément à leurs recherches, mais, tout en en tenant compte, poursuivre la réflexion. En Algérie, l'islam est soit idéologisé, soit encadré. L'école dont je vous parle, et c'est le reproche que je lui fais, n'est jamais allée au fond des choses. Elle est restée tellement liée à la lutte de libération qu'elle a fini par s'embrigader. Notre mouvement ira au fond des choses, fouinera dans les racines. Le renouveau est à ce prix. Si on veut rendre hommage à nos penseurs, continuons les recherches. Cela consiste en quoi ? En gros, en une réflexion thématique, pas générale. Traitons les sujets d'actualité qui ne se sont pas posés à d'autres époques. De deux choses l'une : ou l'islam se réforme de l'intérieur ou la sécularisation l'emportera, comme cela s'est passé pour l'église. Après tout, le modernisme est religieux ! Ce qui se passe aujourd'hui n'est qu'une virgule dans l'histoire. Cherchons. Réformons. L. B.