Est-il possible que le soufisme puisse faire abstraction de l'existence de Dieu ? Assurément non, à plus forte raison lorsque d'aucuns, profitant en cela généreusement des sentiers ouverts par le professeur Eva de Vitray-Meyerovitch, soutiennent que le rôle du soufi consiste à guérir les cœurs et à éliminer tout ce qui voile l'œil intérieur. En d'autres termes, les soufis s'efforcent d'établir leur demeure en l'Esprit, devant la Face de Celui qui est la Très Haute Vérité, jusqu'à ce qu'ils soient, par Lui, retirés de tout ce qui est autre ; leurs essences étant éteintes en Son Essence et leurs qualités en Ses Qualités. Avec Junayd al-Baghdâdî, il est aisé de dire que le soufisme, c'est Dieu te faisant mourir à toi pour renaître en Lui, ce que Abu Yazid al-Bistami traduisait en ces termes : “Quand le moi s'efface, alors Dieu est son propre miroir en moi.” Ce qui est loin d'être en contradiction avec l'enseignement coranique. À partir de ce renoncement, estime Roger Garaudy, un authentique amour devient possible, qui ne soit pas un amour égoïste de convoitise pour notre propre jouissance, mais un amour de don et d'abandon. Comme pour étayer la thèse de Henry Corbin soulignant que l'amour ne se transfère pas d'un objet à un autre objet, d'un objet humain à un objet divin, c'est une métamorphose du sujet qui s'accomplit. Evoquant le poème de Majnoun et Layla, de Nizamî et de Jamî, où Majnoun possédé “de la folie d'amour” devient “le miroir de Dieu”, il ajoute : “C'est Dieu-même qui, dans le regard de l'amant pour l'aimée, contemple son propre visage éternel. Bien sûr, cette façon de voir n'est pas sans provoquer l'ire des gardiens du temple qui invoqueront le fait que, pour l'Islam, toute tentative de réduire la distance séparant Dieu Tout-Puissant de Ses adorateurs équivaut au polythéisme (shirk). À ce moment, lit-on dans Le livre du musulman désemparé, s'achève le premier grand cycle de l'histoire du soufisme, caractérisé par un développement progressif de l'ascèse, la crainte de Dieu et l'effort en vue de dominer l'âme (al-Hassan al-Basri), à l'idée de l'amour divin et de l'obéissance sans désir ni crainte (Râbi'a al-adawiya), au monde (al-fanâ' oua al-Baqâ) et de l'infusion (hulûl) de Dieu dans la créature (Junayd et Hallaj). C'est de l'école et de la lignée spirituelle de Junayd al-Baghdâdî que proviendront plus tard les confréries parmi lesquelles celle d'Al-Qadîrîyya n'est pas des moindres. Un enseignement qui, scellé par cheikh al-Akbar Muhyî al-Dîn Ibn al-Arabî et de Sidi Abû Mayân ech-Choaïb, va lui permettre de devenir le fer de lance de la résistance culturelle. À l'heure où le Maghreb avait largement consommé la voie de la fragmentation territoriale et spirituelle, l'islam maghrébin se distinguera par l'adoption de la doctrine orthodoxe malékite et l'épanouissement d'un mysticisme populaire, d'abord dans les campagnes avant de se répandre dans toute l'Afrique du Nord sous la forme de confréries religieuses dont quelques-unes virent leur popularité embrasser tout le pays et se transformer en un lieu de pouvoir incontournable… A. M.