Une rencontre aux enjeux passionnants à la découverte du soufisme africain méconnu, en dépit de sa richesse. Les préjugés ont une force de déformation puissante. Aussi, dès qu'il est question de soufisme, c'est vers l'Orient que se tournent les regards et les pensées. Cette erreur, loin d'être géographique, ne relève pas que de l'orientalisme. Elle se trouve partagée au sein même du monde musulman où une véritable connaissance du soufisme reste à construire, comme d'ailleurs, plus généralement, de l'histoire de la religion. Souvent, le Maghreb fait figure de parent pauvre par rapport au Machreq. Quant au reste de l'Afrique musulmane, rares sont ceux qui en connaissent la richesse spirituelle, si ce n'est à travers quelques faits saillants comme la profondeur et l'influence continentales de la Tidjanya. Il est vrai que la naissance des premières voies soufies au Moyen-Orient et leur grande aura ont contribué à fixer l'image de cette spiritualité aux environs du Tigre et de l'Euphrate. Pourtant, à travers le nord du Maghreb, puis le Sahara, puis le Sahel et au- delà, la « démarche » soufie a connu des développements profonds et souvent étonnants.C'est le sujet du 6e colloque international sur le soufisme (du 14 au 17 décembre 2009 à Djanet), organisé par le CNERPAH (Centre national d'études et de recherches préhistoriques, anthropologiques et historiques), dirigé par Slimane Hachi. Après les éditions de Mostaganem, Tlemcen, Béjaïa, Alger et Tizi Ouzou, la manifestation poursuit son périple de caravane scientifique et culturelle, établissant cette fois son bivouac au Sahara, avec le soutien de l'Office du Parc national du Tassili. Le rendez-vous, inscrit dans le sillage du 2e Festival panafricain d'Alger, garde sa formule de conférences-débats diurnes et de manifestations cultuelles et culturelles nocturnes. Maîtres du jour, les docteurs et chercheurs cèdent au crépuscule la place aux tenants de la psalmodie, de la samaa et des halaqate propres aux soufis. Cette confrontation harmonieuse entre la foi et l'étude, les rites et les hypothèses a forgé, au fil des ans, l'originalité de cette manifestation. Cette année, ce sont donc les « pensées et pratiques çoufies dans les sociétés africaines » qui occuperont l'attention de près de trente-cinq conférenciers, tandis que les soirées seront animées par plusieurs groupes de samaa issus de la zaouïa tidjania d'El Oued, de la Kadiria de Touggourt, du Burkina Faso, du Mali et, bien sûr, de plusieurs troupes locales. Entre chercheurs et adeptes des voies soufies, seize pays seront présents : l'Algérie, l'Azerbaïdjan, le Burkina Faso, le Cameroun, Djibouti, l'Espagne, la France, l'Italie, le Malawi, le Mali, le Maroc, le Niger, le Nigeria, le Sénégal, le Soudan et la Tunisie. Dans son passionnant texte de présentation du colloque, le professeur Ahmed Ben Naoum relate les conditions d'émergence du soufisme en Afrique et propose des pistes d'interrogations. Il souligne deux points essentiels : le soufisme africain s'est constitué à partir de deux branches et il s'est développé en produisant ses « propres expressions et son originalité », ce qui écarte d'emblée l'hypothèse d'une application mécanique en terre africaine des préceptes et pratiques des branches-mères. Le soufisme, spirituellement rigoureux, mais peu rigoriste sur les formes, s'est étendu par arborescence. Au fil des générations, ou par effet d'implantation dans d'autres espaces géoculturels, une tariqa (ou voie) enfante d'une autre ou alors se diffracte en deux autres et ainsi de suite. Rien ne ressemble autant au monde du soufisme que celui de la botanique, avec ses processus de pollinisation, fertilisation, greffes, etc. On comprend mieux, dès lors, que les soufis aient accordé tant d'attention aux plantes et aux fleurs… Les deux branches qui ont essaimé en Afrique en passant par le Maghreb sont la Qadirya et la Tidjanya qui en est issue. Ahmed Ben Naoum explique ce cheminement parti des tariqate instituées en Mésopotamie. La toute première, celle de Sidi Abd el Qader el Djilani, dite qadirya à partir de son prénom, a commencé à se propager dès le XIVe siècle. Elle atteint très rapidement le Maghreb et, de proche en proche, la profondeur musulmane de l'Afrique comme en atteste l'existence d'un passeur majeur, Mohamed Ben Abd el Karim el Maghili, berbère zénète de Mazouna (Algérie), formé à Tlemcen et qui fut à la fois un âlim, un jurisconsulte et un logicien aristotélicien. C'est ce soufi de la première heure qui édifia la mosquée d'Agadès vers 1505, devint le conseiller du sultan de Kano (Nigeria) avant de revenir s'éteindre au Touat. Et c'est justement la branche touatienne, dite des Kounta, qui poursuivit la propagation de la Qadirya au XVIIIe siècle, tandis qu'émergeait la branche de la Tidjanya, éclose au « gçar » de Boussemgnoun (Atlas saharien d'Algérie) et devenue aux XIXe et XXe siècles, une tariqa mondiale ». De là, le mouvement s'accélère et se diversifie. Des voies nouvelles apparaissent, s'adaptent, se déplacent et se ramifient. Aujourd'hui, le continent africain comprend plusieurs voies « descendantes » des deux premières et toutes prospères. On compte la Mouridya au Sénégal, issue au XIXe siècle de la Qadirya, et la Hamalya, issue pour sa part de la Tidjanya. A l'est et au sud du continent se répandent les voies turques et indiennes : la Khalwatya, la Sanoussya (née en Algérie, fin XIXe siècle), ou encore la Ahmadya qui couvre le Soudan et la côte sud-est, excepté Zanzibar, rattaché à l'ibadhisme du sultanat d'Oman. La voie Ahmayda, née dans une colonie britannique, toucha toute l'Afrique anglophone, Nigeria compris. Outre l'aspect prolifique du soufisme en Afrique, c'est son originalité qui prévaut comme caractère. Les surgeons africains initient des voies dotées de missions et d'attributs qui les distinguent réellement. Le choc du colonialisme, et les résistances auxquelles il donne lieu, va entraîner le soufisme africain dans une évolution particulière. L'écrasement des actions armées et la mise en place des infrastructures coloniales ont une conséquence insoupçonnée : les anciennes pistes caravanières et transsahariennes sont déclassées par le réseau routier de l'occupant. Or, c'est par ces pistes que transitaient non seulement les marchandises, mais les idées, les manuscrits et les solidarités confrériques. D'où une coupure entre les tariqate du nord et du sud du continent mais aussi, au sein même des tariqate implantées à la tête et au cœur de l'Afrique. Les relations s'étiolent pendant que les voies soufies développent de nouvelles résistances à l'occupation et deviennent « l'âme des révoltes, selon la terminologie coloniale ». Ahmed Ben Naoum montre comment le soufisme « savant, individuel et érémitique » (soit en ermite) passe de la posture d'ascétisme et de méditation, liée à une situation de paix et de stabilité, vers des missions de défense des sociétés musulmanes et d'appel au djihad. La voie évolue alors vers un « phénomène social total » où se confondent la spiritualité, l'économie, la politique, la guerre… S'en suivent des tendances diverses : l'apparition d'empires, sultanats et émirats (comme « l'empire peuhl de Sokoto ») ou alors l'élan vers la revivification (el ihya') ou la réforme (el islah) qui expliquent l'apparition des nouvelles voies soufies à la fin du XIXe siècle. Ces bouleversements et évolutions, suscités par la résistance à la colonisation, mettent en avant la question du rapport entre la gestion du spirituel et celle du temporel « qui exprime depuis toujours la tentation du politique par le religieux ou l'inverse, problème resté entier de nos jours », comme le précise Ben Naoum, relevant au passage que les Etats se disputent la paternité des voies religieuses et oublient souvent leur caractère « transterritorial, translingusitique et transcommunautaire ». Cqfd ! Car, contrairement à ce qui est affirmé abondamment, y compris par des intellectuels obnubilés par l'actualité récente, ou disons moderne, ces questions sont beaucoup plus anciennes. En comprendre la genèse n'est pas un exercice de style pour anthropologues et historiens en manque de sujets et de prêches dans le désert, mais une œuvre utile et même vitale à maints égards. Il reste cependant que « la lecture qui est faite du passé comme du présent du çoufisme (…) reste tributaire des lectures des puissances scientifiques dominantes ». D'où l'invitation au colloque à engager une réflexion sur un balayage de concepts (des « concrétions idéologiques », selon ABN), nés dans le contexte colonial et souvent encore en vigueur : marabout, maraboutisme, saint, sainteté, confréries, ordres, paganisme, obscurantisme… C'est tout l'enjeu de l'anthropologie et de l'ethnologie qui restent fortement liées, dans leur appareil conceptuel et leurs méthodes, à leurs aïeules coloniales. Plusieurs communications porteront sur l'histoire du soufisme et son rapport au colonialisme : Cheikh Benamor, collaborateur ou résistant ? (Hamadou Adama, Cameroun) ; le rôle des confréries soufies dans la résistance anticoloniale en Algérie (Saïd Djabelkhir, Algérie) ; le Chérif Hamallah (Seidina Oumar Dicko, Sénégal) ; le rôle du colonialisme dans l'autonomie des tribus et familles maraboutiques (Jillali El Adjani, Maroc) ; les confréries dans la colonisation (Abdoulaziz Kebe, Sénégal) ; la réaction des confréries soufies à la conquête coloniale du pays haoussa (Alio Mahaman, Niger) ; soufisme et géopolitique au XIXe siècle (Mohamed Taïbi, Algérie)… Le soufisme contemporain n'a pas été oublié : le devenir des confréries dans la Corne de l'Afrique (Ali Doubed, Djibouti) ; le soufisme en sociétés africaines, cas de la Tidjanya (Arouna Mbombo, Cameroun) ; les voies du soufisme au sud du Sahara (Seyni Moumouni, Niger) ; politique et mouridisme au Sénégal (Ousmane Ndiaye, Sénégal) ; les voies religieuses comme phénomène social total (Rabaiatou Mamboune Njoya, Cameroun) ; fondements de l'éducation peuhl et soufisme (Salamatou Sow, Niger) ; le « sémiurge », opérateur de l'oralité et de la gestualité (J. L. Olive, France) ; la zaouïa, lieu-ressource (Ouiza Galleze, Algérie)… On notera également, Présence du Prophète dans le soufisme ifriqiyen (Nelly Amri, Tunisie) ; le maraboutisme aux îles Kerkenna (Abderrahmane Ayoub, Tunisie) ; le Coran en tamazight (Kamel Chachoua, Algérie) ; chanter Dieu, le « hizb al-latif » (Aïssa Lotfi, Tunisie) ; les ordres soufis en Italie (Alessandra Marchi, Italie)… la communication de Zohra Aliyeva (Azerbaïdjan) sur Sayed Yahia Bakuvi et son influence en Afrique promet des découvertes (des confirmations pour d'autres) sur l'incroyable capacité du soufisme à franchir des distances considérables quand le train, l'avion ou Internet n'existaient pas. L'enseignement de ce personnage fondateur de la Khalwatya, né à la fin du XIVe siècle, à Bakou, au bord de la mer Caspienne, a gagné le Caucase, les Balkans, la Syrie, l'Egypte, le Soudan pour arriver jusqu'aux montagnes de Kabylie où il suscita la naissance de la Rahmanya ! On comprend donc que tous ces chercheurs aient eu besoin d'aller à Djanet pour prendre de la distance par rapport à leur sujet.