Sans doute, Francis, n'aurais-tu pas aimé que l'on te rende hommage à présent que tu n'es plus de ce monde. Mais à le supposer, je me sens malgré tout en devoir de saluer ta mémoire ! Non seulement pour avoir tant fait durant la guerre de Libération nationale lorsque, au péril de ton confort intellectuel et social – et peut-être même de ta vie –, tu avais fait le choix courageux de former le réseau légendaire qui porte ton nom, apportant ainsi ta précieuse obole à une glorieuse épopée de libération nationale. Mais je te salue également pour m'avoir permis de te connaître et de travailler un temps avec toi. Te souviens-tu de ces fabuleuses années soixante-dix lorsqu'une poignée de jeunes universitaires eut l'insigne honneur de conceptualiser, aux côtés d'un homme de ton envergure intellectuelle, une série de questions épistémologiques en rapport avec les choix de société de l'Algérie de l'époque : la politique, la culture, l'engagement, l'aliénation et que sais-je encore ? Cela se passait à l'hôpital psychiatrique Drid-Hocine à Alger où un séminaire inédit et voulu par les plus hautes autorités du pays, avait réuni un petit groupe de “psy” pour évaluer les nouveaux enjeux auxquels l'Algérie allait devoir faire face. Notre ami commun, le regretté et éminent professeur de psychiatrie Khaled Benmiloud, avait été chargé d'organiser ces rencontres et de servir de modérateur aux débats que tu dirigeais d'une main de maître. Quel talent se dégageait de ta personne, mais surtout quelle humilité ! En bon philosophe dont l'écoute était à la fois libérée et bienveillante, tu avais volontairement choisi de nous instruire non pas au moyen d'une didactique conventionnelle qui aurait pu sembler infantilisante pour certains d'entre nous, mais selon une pédagogie plus volontiers égalitaire, disons une pédagogie de type heuristique : pour n'avoir pas à nous “infliger” tes points de vue sur le monde et les choses qui l'entourent et, volontairement porté par une intellectualité discrète sinon “pudique”, je me souviens que tu nous incitais davantage à nous poser les bonnes questions plutôt que de nous soucier de la pertinence des réponses que nous leur apportions. N'est-ce d'ailleurs pas pour anticiper nos déconvenues “savantes” sinon même pour les dédramatiser, que tu invitais régulièrement les plus grands philosophes à venir rejoindre nos fébriles et incertains questionnements ? Et surtout Goethe, lui qui savait mieux que quiconque nous enseigner que “tout homme qui marche, risquait de tomber”. Ainsi donc allait le débat, par strates successives mais sans aucune prétention épistémologique. Ta défiance de tous les instants à l'égard des prénotions sociologiques était la seule règle que tu t'autorisais à imposer au groupe de travail qui, fort par ailleurs de la présence amicale et rassurante de Khaled Benmiloud, s'offrait parfois le luxe de te contredire. En vérité, nous avions tôt fait de comprendre, même si d'abord confusément, que tu n'étais porté par aucune motion narcissique et que, partant de cet axiome psychologique, ton statut officiel de maître de cérémonie t'importait comme d'une guigne. Il te suffisait alors de prendre place parmi nous comme “simple travailleur du savoir” et que tu puisses prospecter, dans une logique didactique débarrassée de tout formalisme académique, le meilleur moyen de penser cette Algérie en mouvement que tu aimais tant. De cette étrange affection, tu ne parlais évidemment jamais et, à plus forte raison, tu n'en faisais aucun motif de gloire ou de légitimation intellectuelle ni surtout politique. Et puis tu es soudainement reparti. Sans mot dire. Comme si quelque chose d'important t'avait finalement contrarié ou même déçu. À moins que tu avais tout simplement considéré, en conscience, que ta mission à Alger était alors terminée. Pour ma part, je dois aujourd'hui reconnaître avoir gardé de cette expérience d'une rare densité intellectuelle, un goût d'inachevé, ce dont je m'étais d'ailleurs ouvert à notre ami le regretté Khaled Benmiloud. Et je crois même que cette frustration était collectivement partagée bien que jamais avouée. Depuis cette période, on s'est bien évidemment revu. Des années plus tard. En présence d'amis communs dont Ali Haroun et feu Abou Bakr Belkaïd, tes vieux comparses du combat clandestin à la Fédération de France. Mais sans plus. Du moins jusqu'au moment où, en 2001, un numéro spécial de la revue Sud-Nord et intitulé “Algéries” (n° 14) permit à un groupe de chercheurs, réputé spécialiste de questions algériennes, de bénéficier d'un espace d'analyse portant sur nombre de thèmes d'actualité cuisante. Tu auras pu observer que la plupart de ces sujets rappelaient, à s'y méprendre, les temps anciens où tu officiais encore à Alger. Comme si l'Algérie s'était, jusque-là, montrée incapable d'épouser le rythme de l'évolution du temps historique. Ou comme si chaque fois qu'elle paraissait enfin emprunter une voie positive de changement, qu'elle était aussitôt rattrapée par des forces d'inertie indicibles qui en neutralisaient l'énergie pour ramener, invariablement, le pays à son point de départ. Fallait-il alors que cette énergie fonctionne dans le vide pour produire, au bout du compte, cette transition bloquée dont parlent si souvent les sociologues ? Il n'empêche ! Tandis que ta contribution reproduisait le contenu d'un entretien avec Michel Minard sur l'histoire du réseau Jeanson suivi d'une analyse de la situation politique de l'Algérie qui te semblait déjà réunir les conditions d'une explosion sociale “obligatoire” (disais-tu), mon propos, nettement moins politique, s'essayait laborieusement à démêler les mécanismes psychosociologiques qui participent à la dégradation sociale de l'intellectuel arabe en général et de l'Algérien en particulier ; jusqu'à produire toutes ces logiques pernicieuses déterminant son exclusion durable du champ social et politique réel. J'ai dû cependant patienter le temps de recevoir un exemplaire de la revue pour découvrir que dans ton entretien avec Minard tu partageais, bien que sans le savoir encore, certaines de mes analyses quant aux effets proprement désastreux de cette logique d'exclusion puisque tu y considérais que la crise algérienne tenait “en partie, au fait que l'Algérie ne dispose pas aujourd'hui d'une intelligentsia qui soit en phase avec la société”. Et pour cause ! Comment cette intelligentsia aurait-elle pu produire cette cohérence quand on connaît le caractère quasi atavique de la marginalisation qui la frappe ? N'est-elle pas, de surcroît, la victime sacrificielle d'un système de représentation politique qui a de tout temps travaillé à sa dégradation sociale et symbolique ? Je te fis donc part de mon sentiment non pour susciter un débat épistolaire sur la réalité culturelle d'une Algérie toujours en panne d'identisation, mais seulement pour me donner – sans doute inconsciemment – un prétexte épistémologique à la réactualisation d'un passé nostalgique : c'est que, au refoulement traumatique dont devrait aujourd'hui souffrir chaque intellectuel doté d'émotion et donc apte à expérimenter les affres de cette “conscience douloureuse” dont parlait Henri Bergson, allait pouvoir succéder – même si pour un court instant seulement – la résurgence d'images prométhéennes d'une Algérie désormais fantasmée sur un mode quasi hallucinatoire : une Algérie forte et intelligente, une Algérie de paix et de progrès. Dors en paix Francis et merci encore d'avoir tant aimé cette terre autant que son peuple. * Professeur Noureddine Toualbi-Thaâlibi Ancien recteur de l'Université d'Alger Alger, le 4 Août 2009. Post-scriptum : c'est à l'instant précis où j'achève la rédaction laborieuse car forcément attristée de cet hommage que j'apprends la disparition, ce matin même, d'un grand ami journaliste de l'APS, celle de Madjid Benzerroug, mort d'une maladie autant inattendue que foudroyante. Ainsi donc à la tristesse résultant de la mort de Francis Jeanson devait s'ajouter, comme dans un rituel thanatologique, celle d'un ami très cher qui a consacré toute sa vie à un journalisme honnête, discret et, par-dessus tout, réfractaire aux tentations opportunistes. Reposes donc en paix mon cher Madjid. Ta vie, tu le sais, fut bien rempli !