Quand le corps a été vidé de sa substance à l'heure de la retraite et qu'on songe à la sépulture, nombreux sont les émigrés qui peinent à faire valoir leurs droits sociaux et à les conserver s'ils décident de ne pas s'établir en France. Soixante-cinq ans, M. R. a la taille courbée, rabougrie par les dizaines d'années passées sur les routes et les chantiers de France. Il incarne la figure des “émigrés économiques” partis chercher leur subsistance de l'autre côté de la mer dans les années 60/70. Au départ, le projet est conçu pour un petit bout de temps. Suffisant, croyait-on, pour se remplir les poches. Au bled, la jeune épouse M. R. rêve de cette future fortune qui fera des envieux. Finalement, il n'a que peu de temps pour venir lui rendre visite et lui faire presque à chaque fois cadeau d'une grossesse. Les temps ont passé. Les enfants ont grandi sans la protection et l'affection du paternel. Le sacrifice est probant mais la fortune n'est jamais venue. C'est la fin d'une carrière, et ce retraité est confiné à l'isolement dans une petite chambre d'un quartier parisien. Il ne peut pas savourer sa retraite au milieu des siens et partager le temps qui lui reste à vivre avec celle qui l'a attendu toute sa vie. “Maintenant, je suis vieux et malade, et les administrations françaises me font des problèmes pour toucher ma retraite, rembourser mes frais de santé et me coupent mes allocations si je passe plusieurs mois avec ma femme et mes enfants en Algérie”. Avec un revenu mensuel de quelque 600 euros, correspondant au minimum vieillesse, il aurait souhaité rentrer définitivement auprès de sa famille. Or, sans une certaine présence en France, il risque de perdre ses droits sociaux. Des dizaines de milliers de retraités étrangers “font face à des difficultés spécifiques pour percevoir leur retraite et leurs droits sociaux”, assure Antoine Math, chercheur à l'Institut de recherches économiques et sociales (Ires). Ces vieux, notamment confrontés à des contestations de date de naissance, se perdent dans des revenus et droits multiples accumulés, et découvrent trop tard que des années de travail n'ont pas été déclarées par les employeurs au cours d'une vie de contrats précaires. Ils souffrent souvent de handicaps ou de maladies professionnelles et manquent d'informations sur leurs droits, notamment à une retraite complémentaire ou à une aide à domicile, soulignent des associations comme le Gisti (Groupe d'information et de soutien des immigrés). “Pour ces gens qui effectuent des va-et-vient fréquents entre la France et leur pays d'origine, les textes français soumettant les droits sociaux (minimum vieillesse, aide au logement, prestations maladie...) à une résidence en France sont foncièrement inadaptés”, souligne le chercheur. “S'y ajoutent des pratiques abusives et discriminatoires des administrations, comme des descentes dans des foyers, les services publics n'hésitant pas à couper les aides de ceux qui ne sont pas présents”. Ainsi, pour ne pas perdre l'allocation minimum vieillesse, qui leur permet de survivre avec une retraite très faible, ou le droit d'être soigné en France, nombreux sont les retraités qui choisissent de ne pas retourner s'installer au pays. “Je pars avec mon traitement pour deux/trois mois et puis je reviens en France. Je ne peux pas rester là-bas, j'ai mes problèmes de santé”, explique Laïd, 62 ans, résidant dans un foyer de Saint-Denis et souffrant de problèmes de thyroïde, de cœur et de rhumatismes. “Les vieux ont souvent des problèmes de santé lourds liés aux métiers pénibles qu'ils ont exercés, et leur état nécessite des soins, qui ne sont pas suffisamment pris en charge au pays”, explique Jean Bellanger, militant associatif de Saint-Denis. “Si l'on veut réellement reconnaître aux vieux travailleurs migrants un droit effectif de va-et-vient entre leur pays d'origine et le pays où ils ont passé leur vie, souligne Antoine Math, il est essentiel — comme le réclame le Haut-Conseil à l'intégration — de maintenir leur droit au séjour et leurs droits sociaux — protection maladie, minimum vieillesse, aide au logement —, ce qui, au regard du budget de l'Etat français, représenterait des sommes dérisoires”. Les immigrés retraités ou préretraités en France sont plus de 963 000, dont quelque 431 000 femmes, selon le recensement de 2006 de l'Institut national des statistiques. Les migrants du troisième âge sont généralement les plus vulnérables ; ce sont souvent des hommes, vivant seuls, en foyer et touchant le minimum vieillesse. Ils sont estimés à quelque 37 000 personnes dont 20 000 Algériens, les autres étant essentiellement des Maghrébins et des ressortissants de l'Afrique sub-saharienne. Selon les études statistiques, le vieillissement des migrants doit culminer dans les années 2010/2020. Les “chibanis” souffrent dès 55 ans de pathologies observées chez les Français plus âgés de 20 ans, selon le Haut-Conseil à l'intégration. Les étrangers sont également proportionnellement trois fois plus souvent victimes d'accidents du travail entraînant une incapacité permanente ou la mort. Les associations soulignent la part grandissante des femmes parmi les immigrés touchant des retraites très faibles, notamment des pensions de réversion en cas de veuvage. Deux dispositions législatives principales concernent les retraités immigrés. La loi Chevènement de mai 1998 a notamment instauré une carte de retraité valable 10 ans, permettant d'aller et venir sans visa mais entraînant une perte de la qualité de résident, du droit au séjour et des droits associés (en particulier l'assurance maladie). Même si certains vieux migrants préféraient s'installer dans leur pays d'origine, beaucoup d'entre eux aimeraient garder leur titre de résident afin de conserver les prestations sociales qui sont soumises à des conditions de résidence en France. En mars 2007, la loi Borloo sur la cohésion sociale a également créé une nouvelle aide dite “à la réinsertion sociale et familiale”, pour les vieux migrants souhaitant effectuer des séjours de longue durée dans leur pays d'origine. Cette aide, réservée à une catégorie très limitée de migrants retraités (vivant seuls en foyer et bénéficiaires du minimum vieillesse), entraîne la perte de l'aide au logement, du minimum vieillesse et des autres droits sociaux à l'exception de la couverture maladie de base pour les soins effectués en France. Quand il avait présenté ce généreux projet, M. Borloo parlait d'engagement de dignité par rapport à ces personnes âgées. Sauf que les décrets d'application de cette nouvelle aide n'ont jamais paru. A. O.