Deux “échéances'' particulièrement éprouvantes pour la bourse du commun des citoyens, surtout chargés de famille. Aussi, sont-ils nombreux à penser qu'il vaille mieux faire d'une pierre deux coups pour habiller les enfants. Et, habitués ou occasionnels, nombreux sont ceux qui saisissent l'opportunité que leur offre le grand marché hebdomadaire qui se tient à Mesra. Il est 8 heures passées. Ambiance ramadhanesque impose, la torpeur matinale enveloppe encore la localité distante de quelque cinq minutes de la ville de Mostaganem. Les issues et les rues donnant sur le souk sont nettement moins encombrées que d'habitude. Les vagues de visiteurs qui s'y déversent sont moins compactes. Qui accompagnant son père, qui accompagné de son frère aîné, ou d'un congénère camarade de classe ou simple voisin, l'importante proportion d'enfants et d'adolescents est remarquable parmi la déferlante humaine à destination du souk. Parmi la foule de visiteurs, il y a une majorité de gens qui vient pour un achat précis, celui de quelques effets vestimentaires ou de provisions en l'occurrence. Il y a également celui qui espère s'y débarrasser d'un objet quelconque, celui qui vient commercer, sinon voler ou juste “tuer” le temps. Certains se contentent d'y déambuler et d'autres espèrent y dénicher la belle affaire. La masse agglutinée et la promiscuité étouffante en certains endroits font du marché le repaire de prédilection des pickpockets qui n'hésitent pas à venir de 50 km à la ronde. Des énergumènes qui redoublent de virulence en cette dernière décade du mois sacré. Exceptionnellement, en raison du jeûne, ou définitivement déserté par le cafetier ambulant, le meddah, reconverti en mendiant qui tait son métier, le maréchal-ferrant dont plus personne ne sollicite le service, le prestidigitateur et le coiffeur pratiquant la hidjama (saignée), le souk s'est transformé certes, mais il reste cependant le lieu où se rencontrent les hommes une fois par semaine. Il a perdu la large pratique du troc des produits agricoles et de l'artisanat, mais il a démesurément développé la commercialisation de ceux de fabrication industrielle. Le souk a modifié certains de ses traits, mais sans perdre de sa vitalité ni de sa fonction sociale, s'adaptant à la conjoncture ramadhanesque. Une minorité de commerçants sont connus du fisc, puisqu'ils s'acquittent de leur patente. Marché de la débrouillardise par excellence, il offre à nombre d'oisifs l'aubaine et l'opportunité d'y trouver leurs comptes. Les occupations sont aussi diverses que légales ou délictuelles. Les réseaux d'approvisionnement du souk sont multiples. Ils relèvent à la fois des circuits formels et informels. La marchandise peut provenir de grandes entreprises structurées, ou encore de grossistes qui font leurs emplettes auprès des importateurs de Chine et d'Europe. L'approvisionnement s'appuie également sur les réseaux des migrants ou de la contrebande. Parfois, ce sont même des fournisseurs individuels : “Les émigrés de France, d'Allemagne ou d'Espagne apportent beaucoup de fripes, de PC, d'appareils électroménagers, téléphones, PlayStation…” À Mesra, comme partout ailleurs, le chèque bancaire n'a pas cours. Nous sommes dans la logique du cash ! Quasi exclusivement, le paiement s'effectue en espèces et au comptant, notamment dans les activités à faible marge bénéficiaire. Rien d'étonnant, donc, à ce que l'absence de facture constitue la règle générale dans les transactions. Jeûne ou pas, les meutes d'énergumènes s'adonnant au kmar, ce piteux jeu de hasard de la “jaune qui gagne”, sont également là. Opérant en une ou deux hardes “volantes” et traînant dans leur giron une poignée d'acolytes rabatteurs de parieurs potentiels, ils se placent en porte-à-faux de l'immense procession progressant en 3 ou 4 rangées contiguës et désordonnées. Et à quiconque s'intéresse de près à l'attroupement improvisé, ils font miroiter le gain d'une mise de plusieurs centaines de dinars, voire de téléphones portables. “En marche et en très bon état !” assure-t-on au parieur-complice qui vient d'investir le cercle, en apposant sa main sur la bonne carte gagnante. Vous pouvez toujours tenter votre chance, mais, comme vous n'êtes pas un “camarade'', jamais, vous ne pouvez être aussi habile que le rabatteur pour décrocher la mise. Encore faut-il louer Dieu si vous n'y êtes pas “déplumé'' avec dextérité et doigté incroyables ! Au pavillon de l'habillement, la friperie ne suscite pas l'engouement ! “Choisissez ! Choisissez ! Habille-toi ! Ô pauvre indigent ! Tu ne trouveras jamais moins cher ! Le pantalon à 20 DA ! La chemise à 50 DA ! Approchez ! Approchez ! Profitez-en ! C'est barato !” Ainsi, s'égosillait-on, à tue-tête, du côté de la longue aile des fripiers. Presque vainement, à dire vrai, du moment que les prétendants ne s'y bousculaient point. Une attitude curieuse, et parfaitement anachronique, eu égard à la cohorte de mendiants occasionnels qui se mettent en évidence durant le mois sacré, et aux longs états des indigents postulant, réclamant et attendant l'aide de l'état, sous ses différentes formes. “Êtes-vous malade ? Qui oserait s'habiller d'effets usés le jour de l'Aïd ? Au-delà de la fête, sinon pour en faire des vêtements de travail, oui on achète les fripes ! Mais pour l'Aïd, absolument pas !” nous explique un vieil homme “coincé” devant un étal de fripier par le flot interminable de visiteurs qui déambulaient à travers le souk. Effectivement, sans grande conviction d'acheter, au gré du flux et reflux de la procession, quelques passagers d'un certain âge, apparemment attirés par les tarifs franchement dérisoires clamés, osent marquer une brève halte pour vérifier de quoi il s'agissait. Les jeunes et adolescents, bien que nombreux parmi la foule, ne s'y attardent même pas. Un branle-bas qui contraste nettement avec “l'inondation” humaine des stands de l'habillement neuf. En s'endettant, en gageant quelques bijoux de sa femme, ou après avoir vendu l'ovin qu'on élevait justement en prévision de l'éventuelle échéance cruciale, on se décide pour les ultimes grosses dépenses. La course contre la montre a donc commencé. Ainsi, fouille-t-on et farfouille-ton. On “ausculte” la coupe. On demande et redemande le prix. On remet l'habit à son enfant pour l'essayer. On se concerte avec ce dernier à propos d'effets qu'on voudrait acheter pour les autres membres de la famille. On rôde. On tournoie. On s'imprègne des prix. On critique le modèle présenté pour le dessein évident de le déprécier et se l'offrir moins cher. On s'assure s'il y a possibilité d'échanger le produit la semaine prochaine, au cas où il ne siérait pas à l'enfant ou la femme pour lesquels il est acheté. On négocie, on se lamente et on marchande âprement. La course aux achats s'explique, selon certains, par l'éventail du choix de modèles, de tailles, couleurs et pointures, qui se réduit au fur et à mesure que la fête approche. Aussi, aucun stand spécialisé dans le prêt-à-porter, la chaussure, l'article pour enfants ou pour bébé n'échappe à l'assaut et au ratissage. Pour les parents, notamment ceux en charge de familles nombreuses, il va falloir plonger profondément la main dans les poches pour assouvir les besoins et envies, parfois folles, des enfants. M. O. T.