L'enquête sur la disparition à Paris de l'opposant marocain Mehdi Ben Barka, qui vient de connaître un nouveau blocage, oscille depuis 44 ans entre des rebondissements et un enlisement au parfum de raison d'Etat, menaçant régulièrement de crisper les relations franco-marocaines. Si cette affaire reste si délicate, c'est qu'une évolution du dossier judiciaire conduirait à lever le voile sur les responsabilités au plus haut niveau des deux Etats et pourrait jeter une ombre sur la relation étroite entre l'ancienne puissance coloniale française et le Maroc, enfin sorti des années de plomb (1960-1999), estiment des chercheurs. “Depuis la décolonisation, le Maroc est le partenaire stratégique de la France en Méditerranée et personne n'a envie de voir éclater la vérité”, résume Kader Abderrahim, de l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). Mehdi Ben Barka, opposant respecté au roi Hassan II et figure du tiers-mondisme, a disparu le 29 octobre 1965 devant la brasserie Lipp, à Paris, lors d'une opération menée par les services marocains avec la complicité de policiers et de truands français. L'affaire n'a jamais été totalement élucidée. Le corps de Ben Barka n'a jamais été découvert et les conditions de sa mort n'ont pas été établies. Dernier soubresaut dans cette affaire : la suspension à la demande du parquet de Paris de quatre mandats d'arrêt internationaux, qui visent quatre Marocains dont deux généraux, l'actuel chef de la Gendarmerie royale et l'ancien patron des Renseignements militaires. Ces mandats, signés en 2007 par un juge d'instruction français, auraient dû être diffusés ces derniers jours par Interpol. “Après dix ans de règne, l'actuel roi du Maroc est contesté par les islamistes et subit la pression de l'armée, qui constitue toujours l'ossature du régime”, ce qui explique, selon Kader Abderrahim, “pourquoi Mohammed VI, qui n'est en rien impliqué dans l'affaire, n'a pas envie de livrer deux officiers supérieurs”. “La France ne fera rien qui risquerait de contribuer à la déstabilisation du régime”, affirme-t-il. Pour Khadija Mohsen-Finan, chercheuse à l'Institut français des relations internationales (Ifri), il y a en outre un caractère “personnel, affectif” dans les relations entre les deux Etats, dont l'entente a été “favorisée par le contentieux avec l'Algérie”. La situation est délicate : pour Mohammed VI, parce qu'en dépit d'une politique d'ouverture, il “tire une part de sa légitimité de sa filiation”, et pour la France, qui ne peut voir “contredites” les affirmations de Paris depuis quatre décennies, selon elle. Le général De Gaulle déclarait en février 1966 que “rien, absolument rien, n'indique que le contre-espionnage et la police (...) aient connu l'opération, a fortiori qu'ils l'aient couverte”. À l'époque, une première enquête française avait abouti à l'inculpation de treize personnes, dont moins de la moitié ont comparu en 1966 lors d'un premier procès, qui avait vu l'acquittement de la plupart des accusés français. Le ministre marocain de l'Intérieur Mohamed Oufkir, présent à Paris au moment de l'enlèvement, sera finalement condamné par contumace à la réclusion criminelle à perpétuité, le 5 juin 1967. Cette condamnation d'un ministre étranger en exercice, fait sans précédent dans le droit international, avait provoqué le gel des relations franco-marocaines pendant deux ans. Il faudra attendre la mort de Hassan II pour que l'enquête soit relancée, progressant difficilement, au gré de blocages et de fausses “révélations” de témoins divers. La famille Ben Barka n'a jamais cessé, de son côté, de dénoncer la “complicité” entre Paris et Rabat et l'absence de volonté politique pour faire éclater la vérité. R. I./Agences