Quarante-cinq pour cent des Egyptiens ne savent ni lire ni écrire, et quatre-vingt-deux pour cent parmi eux ont un salaire de moins de 500 livres égyptiennes (environ 7 000 DA). Ce sont ces chiffres qui sont derrière l'agression du bus des joueurs algériens. Un raccourci trop facile, me diriez-vous ! Pourtant, ces données en sont les principaux “coupables”. C'est ce taux élevé d'analphabètes qui a fait que la population égyptienne est devenue ultracathodique. Dans tous les quartiers, magasins, cafétérias, restaurants et autres locaux commerciaux, les téléviseurs sont allumés tout au long de la journée. Tous sont branchés sur les chaînes privées, surtout Dream et Modern Sport. Ces dernières ont un point commun : l'Algérie. Cible de toutes les critiques et de toutes les rancœurs, “le pays frère” a été outrageusement diabolisé. Ni son histoire, ni ses symboles, ni ses institutions n'ont été épargnés par ces chaînes de télé. Elles ont, finalement, réussi leur coup. L'Egyptien, à défaut d'être utilisé comme chair à canon, se retrouve être “un esprit à émissions” maniable. Gobant tout ce que déversent les présentateurs haineux, il se retrouve, au fil des jours et des semaines, dans la peau d'un vrai junkie à la quête de sa dope quotidienne sans vouloir réfléchir. Une situation critiquée par plus d'un en Egypte, surtout par les intellectuels. Récemment, l'un d'eux, et pas des moindres, l'avait dit ouvertement, même si son message est passé presque inaperçu dans les médias. Il s'agit de Baha Taher, 74 ans, un des plus importants romanciers arabes contemporains, et que beaucoup d'Egyptiens placent comme l'un des plus sérieux prétendants au second Nobel de la littérature pour l'Egypte, après celui de Naguib Mahfouz en 1988. C'était lundi dernier, en soirée, lors d'une vente-dédicace de son dernier livre lame akoune aârif ana el taouaouisse tatire (je ne savais pas que les paons volaient), organisée à la librairie Echourrouk au quartier Zamalek du Caire. Baha Taher a longuement critiqué la folie égyptienne du moment autour du match contre l'Algérie. Il a ainsi déploré toute la place qui a été accordée à un match “qui ne durera que 90 minutes”. Il fera une comparaison avec ce qu'il avait vécu dans le passé. “Certes, le sport avait sa place, mais tout autant les autres secteurs. Tous avaient de l'importance et les succès de la littérature, de la musique, du théâtre et du sport ne faisaient jamais de l'ombre aux autres. Maintenant, nous sommes impuissants devant cette déferlante qui montre surtout à quel degré le pays a régressé.” Il sera relayé par les présents, en majorité des journalistes et des écrivains, dont les interventions allaient toutes dans le même sens. L'un d'eux parlera de l'influence néfaste de la télé sur les jeunes qui “ne lisent plus ni les livres ni la presse ; et qu'on ne vienne pas nous parler des prix des livres parce que ceux des téléphones portables sont beaucoup plus chers et en Egypte il y a 48 millions d'appareils”. Le foot en attendant de mourir La pauvreté en Egypte n'a pas uniquement transformé la population en “guetteurs” de survie, elle a surtout réussi à propager le désespoir. “Nous avons envie de bonheur et de joie, et ces dernières années le football nous a habitués à fuir notre misère”, nous dit Mustapha, un jeune rencontré pas loin de la mosquée de Sayida Zineb. Pour ce vendeur à la sauvette, l'équation est simple : “Aboutrika et ses coéquipiers nous ont fait pleurer de joie en 2006 et en 2008 avec les deux Coupes d'Afrique des nations qu'ils ont gagnées ; ils nous ont rendu très fiers après avoir battu l'Italie et inscrit trois buts aux Brésiliens lors de la Coupe des confédérations. Après tout cela, vous voulez qu'on replonge dans notre misère ! Pour nous, il est inadmissible que cette génération de joueurs n'aille pas au Mondial.” Mohamed, enseignant dans une école primaire le jour et… gardien de parking la nuit, se veut plus pragmatique : “Si l'on ne se qualifie pas, bien sûr que je serai l'homme le plus déçu du monde, mais il faut s'attendre à tout de la part de ceux qui vont être dans les gradins. Ils n'accepteront jamais une élimination.” La même personne essayera de donner son analyse de la situation dans son pays : “Rien ne va changer dans ce pays. Mon père a été pauvre et donc je vais le rester, et mes enfants aussi ; le fils du milliardaire deviendra milliardaire.” Avant d'ajouter, en chuchotant : “Et le fils du président deviendra président.” Il terminera par une phrase souvent entendue du côté d'Annaba ou d'Aïn Témouchent : “Si j'ai la moindre occasion de rejoindre l'Europe, je n'hésiterai pas un seul instant.” Un ressentiment que partage aussi l'ancienne génération. Khaled, 60 ans, taxi, a participé aux deux guerres contre Israël, en 1967 et en 1973 : “À l'époque, les enfants des nababs s'étaient réfugiés en Europe et aux Etats-Unis, nous, on était au front ! Au bout, ils sont toujours les patrons du pays, et nous on croule sous les problèmes en essayant seulement de survivre.” Même s'il avoue ne pas s'intéresser au football, il affirma ne pas avoir de choix : “Je partage mon taxi avec mon frère et le foot m'aide à partager autre chose que la misère avec mes enfants et les copains.” Certains n'hésiteront pas à évoquer un “surplein” de ferveur nationaliste pour essayer d'expliquer la réaction de la rue égyptienne “baliverne”, s'écria Isis, la trentaine, traductrice, dès l'évocation de la question. “Tout ce qui se dit sur l'amour de la patrie ou sur un soi-disant chauvinisme est faux. Depuis des lustres je n'ai plus entendu d'égyptiens parler de ces sujets ! Ils ne le font que devant les étrangers et surtout les Algériens à cause du match”, a-t-elle tenu à préciser. La vidéo qui circule depuis plusieurs semaines en Egypte et que beaucoup de jeunes ont sur leur mobile illustre on ne peut mieux la situation. Elle commence par montrer des images de manifestations au Caire avec de violentes bastonnades des services de sécurité. La seconde partie de la vidéo montre une autre manifestation, cette fois à Beyrouth, où l'on voit de belles Libanaises, en tenue légère, brandir leurs drapeaux dans la liesse et tout en souriant. Le “film” se termine par une “sentence” qui en dit long sur ce que pense la jeunesse égyptienne : “Djatna nila fi hadhina al habab (qu'on soit maudit à cause de notre grande malchance).”