Sur les routes d'Algérie, on a le temps de vieillir à contempler le paysage. du temps des transports “Colonel Lotfi”, qui ont remplacé la Satac après l'Indépendance, avant que cette dernière ne laissât sa place à la SNTV, la distance Dellys-Alger ou Tizi-Alger était parcourue en 1h30, 2h, maximum, avec tous les arrêts marqués, et des départs ponctuels. Juste après la construction de l'autoroute et la libération du secteur des transports de voyageurs pour le bénéfice du privé national, la distance était parcourue en 1h30, 1h15 par l'autoroute ou la RN24, qui borde le littoral et relie Bougie à Alger, via Azeffoun, Tigzirt et Dellys. Les choses ont bien dégénéré depuis, à la suite des années de terrorisme, et depuis peu, avec la nouvelle stratégie de lutte antiterroriste mise en place par les pouvoirs publics qui ont multiplié les barrages sur les routes. Ainsi, entre Dellys et cap Djinet déjà, on pourra compter 7 barrages. Entre cap Djinet et Boumerdès sur la RN24, avant de rejoindre l'autoroute, on peut encore compter 8 barrages, ce qui porte le total à 15. Après il faudra compter avec celui de Berrahmoun et, le plus craint, celui de Reghaïa. Le plus craint parce qu'il est lié au développement d'une délinquance particulière : à partir du bidonville ironiquement appelé “Dallas”, sur le côté droit de l'autoroute, des jeunes s'attaquent aux automobilistes avec des armes blanches pour les contraindre à leur donner argent et téléphones portables. De temps à autre, les gendarmes organisent contre ces bandes des poursuites sans lendemain. Durant parfois plus de trois heures de voyage, non seulement, on aura le temps de devenir vieux, mais on pourra également échanger pas mal d'informations, de rumeurs et de ragots, la plupart plus que fantaisistes, car il faut bien tenter de passer un temps qui se traîne lamentablement : on doit se lever à 5h pour espérer bénéficier d'une place assise dans un bus à destination d'Alger et arriver à 9h… Tout au long du trajet, on entend des vertes et des pas mûres. Entre autres que même l'hélicoptère de la police, qui justement est en train de faire un passage à basse altitude, pour surveiller “l'autoroute”, n'est pas là pour veiller à résorber les bouchons, ou à les signaler, mais bien au contraire pour les encourager. “Tous des jaloux ! “ C'est peut-être pour cela que des embouteillages atteignent de plus en plus souvent Tidjelabine, à partir du barrage de gendarmerie de Reghaïa, soit une distance de 10-15 km ! Le comble c'est qu'il est impossible d'esquiver ces encombrements. Et gare aux camions qui roulent n'importe comment, parfois à trois de front. “Si au moins on limitait la circulation des poids lourds entre 22h et 6 h du matin ! Mais non, il n'y en a que pour les caïds du pays qui font ce qu'ils veulent avec leurs gros camions, leurs porte-conteneurs… Les chauffeurs sont hautement protégés !” Même le samedi, on peut être sûr de trouver un gendarme à 30 m du barrage de Reghaïa, chevaux de frise, chicanes, pour contraindre les voitures à s'agréger et rouler au pas, pare-chocs contre pare-chocs. Le gendarme darde un regard noir sur les automobilistes, et l'on peut comprendre qu'il aurait souhaité être chez lui, au lieu de jouer au zouave au milieu de la chaussée. “Chef, chef !” se met à crier l'un des gendarmes, tout en faisant signe au chauffeur de notre bus de garer sur le bas-côté. Notre bus dessert la ligne Dellys-Alger, et notre bonne ville de Dellys n'a pas bonne presse, ce qui explique pourquoi le bus doit garer pour la fouille à l'aide de l'appareil destiné à débusquer armes, munitions et explosifs. On y a eu droit deux fois en une semaine, avec chien renifleur dressé à découvrir de la drogue, et peut-être autre chose. L'appareil détecteur de drogue et d'explosifs, paraît-il, détecte les engrais aussi et, nec plus ultra, réagit aux composants des trousses de maquillage des dames ! Chauffeur, receveur et voyageurs sont furieux. Les premiers parce qu'ils risquent de rater l'heure du départ pour le retour, car le contrôleur leur interdira de charger leurs clients, alors que les voyageurs devront expliquer leurs sempiternels retards à leurs employeurs. Mais c'est connu, en Algérie, le transport n'a que très peu à voir avec la vie économique et l'emploi, du moins pour les pouvoirs publics depuis l'instauration de l'état d'urgence. Les voyageurs debout sont “invités” à descendre. Ce qu'ils acceptent de mauvaise grâce en marmonnant. La reconnaissance des bagages est faite après qu'ils ont été retirés du coffre du bus où ils étaient rangés. “RAS, vous pouvez repartir”, indique le gendarme après avoir emmené chien et appareil en attendant d'inspecter d'autres véhicules, la plupart en provenance de la région est du pays : Kabylie, région de Sétif, Constantine, Annaba… Les dos-d'âne et une infinité de barrages On peut s'endormir en comptant les dos- d'âne à la place des moutons, tellement ils sont nombreux entre Dellys et Boumerdès : 83, pas moins, d'après ceux qui ont eu la patience de les compter. Et 20 barrages militaires, police et gendarmerie avant d'arriver à Alger. Les dos- d'âne, on peut les rencontrer n'importe où : entre une maison qui fait face à son poulailler de l'autre côté de la RN24, devant un magasin de matériaux de construction nouvellement installé, ou encore face à un bouquet de figuiers de barbarie ou une bergerie, accaparée sur la plage entre cap Djinet et Ouled Bounoua. Arrivés sur l'autoroute, on n'est pas mieux loti : à partir de Corso, et jusqu'à cinq-Maisons, barrages et encombrements se succèdent. Et la gestion de la surface roulante n'est pas faite pour faciliter la circulation. Qu'on en juge avec cette histoire de couloirs réservés. Un couloir jaune (secours et arrêts d'urgence), un couloir bleu (covoiturage). Il y a même eu un couloir vert (à l'occasion d'une conférence de la Ligue arabe ou du Conseil islamique ou encore de la manifestation Alger, capitale de la culture arabe)… Une chance qu'on n'a pas songé à réaliser un couloir de l'Unité africaine, lors du Festival panafricain : les automobilistes n'auraient plus eu le moindre bout de chaussée où rouler en voiture. Tant pis, a l'air de penser le chauffeur de notre bus, à la guerre comme à la guerre, car il se met à nous secouer sans pitié, en roulant sur la piste défoncée et pleine de nids-de-poule, sans la moindre compassion pour ses amortisseurs ou sa suspension. Il aimerait bien, une fois de temps à autre, ne pas rater son départ. Le receveur, qui est le neveu du propriétaire, se tait mais reste renfrogné dans son coin, avec de fréquents regards de colère au chauffeur qui tente de gagner quelques mètres à un gros semi-remorque portant un conteneur de 15 mètres, dont le chauffeur n'a pas l'air de vouloir se laisser faire. Coup de freins brusque et voilà les voyageurs debout qui ont failli se retrouver sur le plancher. Cris, plaintes contre le chauffard… Enfin le calme, la circulation devient par quelque insondable mystère plus fluide. Ça roule ! Peut-être arrivera-t-on au Caroubier dans un délai raisonnable ? Et même ainsi, on risque de ne pas être au bout de nos surprises, comme la fois où il y a eu dès le matin l'inauguration de l'autorail à la gare de l'Agha, ligne Alger-El Affroun : un bouchon monstre et des voyageurs qui ont fini par se décider à parcourir la distance à pied entre le Caroubier et Alger-Centre. 13 novembre, lendemain du match Egypte-Algérie : nous irons tous au paradis… pardon, au Soudan, pour paraphraser la chanson ! Passeports brandis, liasses de billets de 1000 DA, klaxons, voitures harnachées des couleurs nationales et une agitation mi-sérieuse mi-goguenarde, et tous les chants “m'ak yal Khadra, m'ak ya Saâdane fi es-Soudane !”, sous le regard amusé des policiers. Des centaines de milliers de personnes dans et sur les voitures surchargées, tous les barrages levés ou allégés et pas la moindre trace de velléité d'attentats terroristes. L'alibi sécuritaire n'a-t-il pas bon dos, finalement ? D'autres parlent d'une méthode algérienne de régulation de la circulation vers Alger. La manière forte, brutale, autoritaire, toujours, quitte à exacerber stress et colère, à peine dissimulés, des usagers de la route.