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LES SULTANS DE L'ALGERIE INDEPENDANTE :Les pressentiments du Colonel Lotfi
Publié dans Le Quotidien d'Algérie le 29 - 03 - 2010

N'oublions pas nos martyrs : c'est le vœu du Chahid Didouche Mourad. Aussi, à l'occasion du 50° anniversaire de la mort au champ d'honneur du Colonel Lotfi, et après la publication du Manifeste du 16 mars 1976 que LQA m'a permis de connaître le contenu et les prestigieux signataires, je propose à LQA le témoignage du Président Ferhat Abbas recueilli de son livre « Autopsie d'une guerre », non disponible en Algérie, sur ce valeureux colonel qui lui a fait part de ses terribles pressentiments sur le devenir de l'Algérie après son indépendance, pressentiments qui se sont malheureusement révélés exacts. Il apparaît sur ce témoignage que si le Colonel Lotfi avait survécu à la guerre, il aurait été un témoin gênant pour les tenants du Pouvoir issus principalement du Clan d'Oujda, clan qu'il connaît le mieux et aurait pu connaître un sort tragique comme beaucoup de dirigeants de la Révolution. C'est ce pressentiment qui l'a sans doute poussé à confesser : « J'aime mieux mourir dans un maquis que de vivre avec ces loups.» Il fut attaqué par l'aviation coloniale 48H seulement après le franchissement de la frontière marocaine.
Extrait du livre du Président Ferhat Abbas :
[...] Le 6 juin 1959, je conduisis en Yougoslavie une délégation composée de Boussouf, du Colonel Lotfi et de Benyahia. [...] Le 12 juin, après une déclaration commune et une conférence de presse, nous reprîmes 1′avion pour Le Caire. Au cours de ce voyage, un jour, au petit matin, le colonel Lotfi entra dans ma chambre triste et abattu. II me confia ses inquiétudes : « Notre Algérie va échouer entre les mains des colonels, autant dire des analphabètes. J'ai observé chez le plus grand nombre d'entre eux, une tendance aux méthodes fascistes. Ils rêvent tous d'être des «Sultans » au pouvoir absolu. Derrière leurs querelles, ajouta-t-il, j'aperçois un grave danger pour l'Algérie indépendante. Ils n'ont aucune notion de la démocratie, de la liberté, de I'égalité entre les citoyens. Ils conserveront du commandement qu'ils exercent le goût du pouvoir et de I'autoritarisme. Que deviendra I'Algérie entre leurs mains? II faut que tu fasses quelque chose pendant qu'il en est encore temps. Notre peuple est menacé. »
J'ai expliqué à Lotfi que personnellement j'étais un combattant aux mains nues. Mon ambition n'était pas de diriger, mais d'aider et de conseiller. Je pouvais, évidemment, manoeuvrer et m'assurer l'appui de certains colonels et d'une fraction de l'ALN. Mais la manoeuvre n'a jamais été de mon goût. L'essentiel était d'unir et de maintenir la cohésion entre tous, jusqu'à la fin des hostilités.
Le Colonel demeurait tourmenté, il ne cessait de répéter : « Où allons-nous ?» Les anciens chefs de Wilayas constituaient pour lui un sérieux danger pour les libertés publiques. Son inquiétude me rappelait celle du regretté Abbane. J'ai essayé de le rassurer : « Nous sommes encore loin de l'indépendance. Au demeurant, rien ne se fera – du moins je le pensais – sans les forces de I'intérieur. Notre peuple s'est aguerri. II ne voudra plus se laisser faire. Les rivalités qui se font jour et se développeront à l'extérieur, sont des agitations stériles, des tempêtes dans un verre d'eau. De plus, il faudra compter sur l'autorité et la sagesse des frères emprisonnés. Les frères sauront, le moment venu, se mettre d'accord pour consulter démocratiquement le peuple avant de donner à l'Algérie une constitution et des lois. Ils sauront sauvegarder la foi musulmane qui nous a conduits au combat et assurer les libertés essentielles du citoyen. »
Le Colonel Lotfi ne fut ni convaincu, ni rassuré. Quand, quelques temps après, survint la première crise au sein du GPRA, 1′avertissement de Lotfi me revint en mémoire. Ses craintes allaient-elles se justifier? [...]
Le 30 mars 1960 nous apporta une triste nouvelle. Le Colonel Lotfi, et son adjoint, le Commandant M'barek, étaient tombés au champ d'honneur, dans la région de Bechar.
Avant de quitter Tunis, Lotfi m'avait renouvelé ses craintes. L'atmosphère au sein de la Délégation Extérieure lui faisait peur. Les luttes sourdes des Colonels ne lui avaient pas échappé. Il en était épouvanté : « J'aime mieux mourir dans un maquis que de vivre avec ces loups.»
II tint parole. Le 27 mars, il franchit la frontière marocaine. II se trouvait dans le Sud de Bechar lorsqu'il fut repéré par l'aviation française. La journée du 29 fut dramatique. Sur un terrain nu, l'aviation avait la partie belle. Lotfi et son escorte se défendirent.
Tous tombèrent glorieusement, les armes à la main. La guerre d'Algérie continuait à dévorer ses meilleurs enfants. Avec Lotfi disparaissait un rare Colonel aux idées généreuses et libérales, respectueux des droits de l'homme. II avait le plus grand respect pour le peuple d'où il était issu. Il est mort en emportant avec lui ses angoisses et ses fragiles espérances.
(source: ABBAS Ferhat, Autopsie d'une guerre…, op. cit., pp. 263-264 et 282-283)


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